Sur l’amour d’apprendre

Texte | Louis-Alexandre Bouliane, enseignant et animateur de quiz à temps partiel

Le dictionnaire visuel junior français-anglais. Il y avait un caméléon vert sur la large couverture cartonnée.

Je garde un précieux souvenir de cet ouvrage, premier objet que je me rappelle avoir désiré consciemment. Pas une simple envie spontanée d’enfant ébloui par un quelconque stimulus découvert le long d’une allée bardée de jouets, mais bien ce sentiment profond de désir qui perdure jusqu’au sein de nos vies adultes et qui se tournent, malheureusement peut-être, vers des biens plus onéreux ou des personnes inaccessibles. Mais bon, pour l’enfant que j’étais, il n’y avait rien de plus mystérieux et désirable que ce grand et sérieux livre qui semblait contenir tous les savoirs du monde (en français ET en anglais en plus).

Rudyard Kipling, auteur du Livre de la jungle, est le plus jeune récipiendaire du prix Nobel de littérature (42 ans). C’est aussi le premier auteur qui n’écrivait qu’en anglais à remporter le prestigieux prix.

Pour une raison qui m’échappe, j’ai beaucoup pensé à ce dictionnaire lors des dernières semaines; au plaisir immense et intime de la sensation de communier avec l’expérience humaine à travers un assemblage de papiers glacés. Il n’y avait pas d’examens, de dates, d’attentes. Seulement moi, reclus tranquillement, et un monde à découvrir.

Le philosophe et mathématicien Pythagore interdisait, selon la légende, à ses élèves de manger des fèves.

L’éducation, ou l’absence d’éducation, a sans surprise (et avec raison) été au coeur des discussions et inquiétudes inhérentes au chamboulement historique que nous subissons tous actuellement. De par ma situation professionnelle, permettez-moi de reprendre la formule géniale que le grand Roland Barthes aurait servie à l’acteur Fabrice Luchini et d’humblement vous demander de me laisser « le droit de ne pas avoir d’opinion ». Des gens mieux placés que moi décideront si en mai, je retrouverai mes élèves ou non. Il reste que ma routine actuelle et mes tentatives d’offrir un semblant de suivi normal à mes ouailles m’ont ramené à ma propre relation au savoir et à la curiosité.

Les tigres du Bengale ont un terrain de chasse qui mesure en moyenne plus de 100 km2.

J’ai 31 ans et je n’avais jamais lu Hamlet. J’ai récemment commencé Notre-Dame-de-Paris. J’ai été ébloui par la puissance de l’empire Ottoman grâce à un documentaire de Netflix. J’ai exploré des disques de Miles Davis que je n’avais jamais écoutés. Il n’y a pas de bénéfices à tirer de cela, outre le grand plaisir que je sais partagé par plusieurs de se coucher moins niaiseux et l’enivrante et terrifiante sensation de réaliser que chaque chose apprise n’est qu’une étape vers la prochaine.

Il est toujours possible de voir le fauteuil dans lequel Molière s’asseyait lors de ses représentations à la Comédie Française.

Et je me prends à rêver à ce que serait une école de mai au temps du corona. À cette chance (parce que malgré tous les ennuis, il faudra bien retirer du positif de tout cela) d’avoir le temps d’apprendre pour rien. Pas parce que ce sera à l’examen ou parce que qu’il y a un programme, pas pour former des travailleurs ou répondre à une pénurie dans un corps d’emploi X ou Y, mais simplement parce qu’il y a un monde et qu’il est beau et fascinant. Parce que les histoires inutiles et les anecdotes impertinentes donnent non seulement un sens aux mouvements effrénés de nos vies, mais viennent remplir ces moments creux où la damnée société du spectacle tentent de nous appauvrir encore un peu plus avec sa drôle de conception de ce qui est important. Parce qu’apprendre, avant toute chose, est un plaisir.

Un des mots russes pour désigner un foulard est кашне et se prononce littéralement ‘’cache nez’’.

Et si, par mégarde, un élève erre par erreur sur ce texte, je ne peux que l’inviter à s’éloigner, pendant qu’il en est encore temps, des velléités du monde adulte et à se perdre dans les méandres de ce qui est pompeusement appelé culture générale. C’est un labyrinthe sans issu qui, sous ses allures austères, peut rapidement devenir un oasis comfortable.

Et aux adultes pédago-anxieux, le dictionnaire visuel junior français-anglais est toujours édité et disponible. C’est un bon point de départ, promis.

À propos de Marie-Amélie Dubé

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