texte Michel Lagacé
À la suite de la lecture de La littérature malgré tout de François Ricard (Boréal 2018), je me suis demandé pourquoi j’écrivais si souvent des « articles » dans La Rumeur du Loup. La réponse pourrait être évidente : j’aime lire et écrire. Mais pourquoi des articles sur des sujets si différents d’une fois à l’autre, ce qui dépasse les sujets reliés à l’art, avec les risques d’anachronismes ou de raccourcis perceptibles dans les sujets que l’on maîtrise moins ? Le sujet d’un article naît le plus souvent d’une lecture (comme celle-ci). La continuité est donc la littérature dans son sens le plus large et par le fait même la langue dans le développement original d’un sujet. Il y a là une liberté qui soustend le choix des sujets, et selon André Belleau, journaliste et écrivain cité par Ricard et qui s’exprimait à peu près ainsi dans le contexte d’une réunion de collaborateurs de la revue Liberté vers les années 1970 : « Il faut se méfier de ce qui est simple, il faut toujours s’efforcer de compliquer, d’aggraver les choses, de les voir sous leur côté le plus problématique. » Et Ricard de rajouter : « […] tabler à fond sur l’intelligence comme faculté de doute, comme distance et comme condition de la liberté. Mais pour être vraiment précis, je devrai aussi dire : sur l’intelligence littéraire […], car c’est par la littérature, et par elle seulement, que s’exerçait cette critique. » Comme il le dit aussi dans le début de ce livre : « Mais est-ce que je ne parle pas d’une chose devenue de plus en plus rare, de plus en plus improbable, dans les nouvelles conditions qui sont faites aujourd’hui à ce que nous appelions alors la littérature (dans les années
1970-80). » Malgré ce constat, il reste tout de même convaincu que pour plusieurs individus, la littérature est « un art de vivre […]. Car ce lecteur sait dans quel monde étrange nous sommes plongés, et combien ce monde diffère de celui où la littérature a occupé la place souveraine qui était la sienne pendant si longtemps. Il sait que cette souveraineté n’est plus et ne sera plus et qu’il ne sert à rien de le regretter […]. » Mais, « il ne peut pas, pour vivre comme il l’entend, ne pas se tourner encore et toujours vers elle, la littérature, ou du moins vers ce qu’il subsiste d’elle et qui lui est donc plus cher que jamais […] ». Il finira par nous convaincre et nous dire : « La voix irremplaçable de la littérature est toujours là. Malgré tout. »
LA LITTÉRATURE MALGRÉ TOUT
François Ricard
Boréal, collection Papiers collés
2018, 200 pages
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Je pense être l’un de ces lecteurs dont il parle, et c’est dans ce même esprit que j’écris dans La Rumeur du Loup. Une activité qui me rejoint pleinement, et dans ce choix, la littérature, ou ce qui en reste, est un liant important. Dans ce livre, François Ricard se demande si la littérature, « si le besoin de réflexion et d’interrogation auquel celle-ci répondait jusqu’ici existe encore ou au contraire, a-telle versé comme d’autres lieux de parole, contrainte à des mascarades et à des moyens de fortune pour se perpétuer dans le divertissement, l’évasion, l’étalage narcissique, la propagande politique, la leçon de morale, etc. » Il faut être conscient de ce côté inévitable du monde actuel, mais il y a aussi des sentiers en parallèle (alternatifs) à cette route trop bien pavée du nivellement et de la disparition du regard critique que développe la littérature. Oui, comme il le souligne dans notre société postmoderne, « la littérature devient une zone marginale, un appendice périphérique de la culture, […] sinon sa disqualification pure et simple, dans le système pédagogique ». Cette disparition de la littérature est aussi le fait de répercussions internes, d’après Ricard. Une sorte « d’autoflagellation » par ces courants modernes des années 80, portant leurs critiques virulentes aux hiérarchies de la grande littérature. Ces auteurs modernes, ces avant-gardes, cette déconstruction, d’après Ricard, « agissaient moins en assassins qu’en embaumeurs, mais leur campagne de destruction et leurs proclamations apocalyptiques ont bel et bien porté fruit : le temps de la littérature était terminé ». Pour lui et d’autres qui l’annonçaient déjà dans des articles des revues littéraires de la fin du XXe siècle et début du XXIe siècle au Québec (Pierre Nepveu, entre autres) : la littérature n’était plus que le fantôme d’elle-même, même s’il y a de plus en plus de publications, de livres, de revues littéraires et de plus en plus de gens qui écrivent. Par le fait même, la quantité (et même la rentabilité) a remplacé la qualité. Il en donne l’exemple de la quantité énorme de manuscrits que reçoivent les éditeurs, manuscrits qui sont tous refusés, le contraire est exceptionnel, et dans la même veine que ce qu’ils reçoivent d’après lui.
Même si ce livre nous parle de cette disparition, il nous place aussi au coeur d’une réflexion sur la littérature, où les impressions de l’auteur sur plusieurs livres et auteurs (de Georges Seféris à Kafka, de Michel Déon à Malaparte, de Philippe Muray à Yannis Kiourtsakis, etc.), soit plusieurs livres et auteurs que je découvre, et sur ce qu’il a lui-même produit, notamment la biographie de l’écrivaine Gabrielle Roy. Ces réflexions nous permettent de constater son point de vue sur la littérature. Certains de ces auteurs sont oubliés, comme Ricard l’indique, ou encore, sont confinés par la critique dans des géographies nationales sans avoir compris leur portée universelle ni leur originalité dans l’évolution du roman. Il en parle en s’appuyant, entre autres manières, sur les textes de l’écrivain tchèque Milan Kundera dans sa façon d’aborder le roman. Disons que l’intérêt de cet ouvrage est dans cette réflexion sur le processus de marginalisation de la littérature. Et aussi pour Ricard (et d’autres lecteurs), ce fait important, que la littérature est et reste
« un art de vivre, une manière de préserver et d’approfondir en nous le petit espace d’humanité et de liberté qu’il nous reste ».