par Christian Bégin, illustration de Busque
Nous sommes en 2001 ou 2002, je crois… On sent encore la secousse du 11 septembre. On espère que cette tragédie entrainera un changement de paradigme… On y croit… Comme on croyait en 1976 que le PQ nous conduirait à l’indépendance… C’est pour dire…
Alors on est là, un peu surpris — ou pas du tout… — devant même pas notre immobilisme, devant même pas le maintien d’une vision à la fois manichéenne et consumériste du monde alors que s’écroulent les tours, mais bien devant notre enlisement dans cette « posture » qui nous conduit à ne pas rebondir pour aller ailleurs face à l’horreur, mais qui nous précipite à la vitesse grand V contre le mur où nous nous fracasserons… bêtement étonnés d’être, de cette stupide façon, arrivés à destination. Je ne cesse d’entendre : « Il faut que ça change ! », « Ça peut plus continuer comme ça ! » et autres constats qui appellent une réforme totale, une métamorphose du monde. Mais ces appels à la révolte, à la révolution se font dans nos salons, et quand vient le temps de nous mettre en mouvement, de renverser un ordre établi sans notre consentement — ici je doute de mon affirmation en l’écrivant, mais quand même… —, nous nous confortons dans un statuquo dont se nourrit ensuite notre cynisme… On se cannibalise en justifiant notre inertie par un grandissant sentiment presque réconfortant d’impuissance. C’est, encore une fois et de plus en plus, le triomphe du «confort et de l’indifférence»…
Alors, sous la pulsion créatrice de Dominic Champagne, s’organise un groupe d’artistes qui se donnent le mandat de réfléchir ensemble, hebdomadairement, sous la forme d’un « cabaret politique », à comment tourne ce monde. Prendre la parole et la mettre en mouvement comme les artistes savent le faire : en créant. De là sont nés les personnages de Circus Minimus. Au début, un sketch, une saynète dans le cadre du cabaret dans lequel m’est apparu un clown qui se fait courir après par un chien qui, comble du numéro, finit par lui mordre le cul dans une apothéose de ridicule, mais devant laquelle s’esclaffe un public anesthésié… Ç’a été bien reçu… Le «message» était clair et les personnages, porteurs. Alors Dominic, séduit et intrigué par cet univers — lui qui déjà offrait son immense talent au Cirque du Soleil —, me propose de faire une pièce avec le clown et l’homme-canon. Il y avait là, selon lui, le terreau d’une belle et secouante rencontre… Alors je plonge. Avec toute ma colère. J’ai écrit en crisse… Pas dans le sens de «beaucoup», j’ai écrit en crisse !!! Comme un jet de fiel devant ma propre impuissance, mon propre désengagement… Devant ma facilité à manier les mots, les concepts, les projets de réforme du monde et, à l’opposé, mon incapacité désespérante à «faire de quoi»… Alors que j’écris ces mots quelques jours avant les élections fédérales, je ne peux que constater que nous en sommes encore là… Plus que jamais… À hurler aux loups, à menacer de sérieuses représailles tout ce qui pourrait porter atteinte à notre si chère — dans les deux sens possibles du terme — démocratie, à se pomper entre nous en nous disant que «là ça suffit !», mais en même temps à discrètement abdiquer en baissant — peut-être honteusement, je sais même pas… — les bras tellement nous sommes prêts à réélire nos maitres, à voter pour le maintien de ce non-sens… J’ai peur… Je l’avoue, ce monde me terrifie ! Parce que j’ai la troublante et oppressante impression — voire conviction… — que la gang des clowns grossit et que les hommes-canons sont, pour notre grand malheur, en voie de disparition… Dites-moi que je me trompe et que je suis un vieux grincheux… Que mes mots ne sont plus d’époque…
Entrevue avec un clown et un homme-canon
Je suis loin d’être un fan de théâtre, mais je n’ai toujours pas été déçu d’une des pièces de théâtre du Loup de Cambronne. Je me promenais dans le vieux Rivière-du-Loup samedi passé lorsque… devinez quoi ? Je suis tombé par hasard sur les deux « veuudettes » de la prochaine pièce du Loup de Cambronne : Circus Minimus. Ils étaient là, un accoté sur un arbre, cigarette au bec, l’autre se balançait dans un vieux tire suspendu à un arbre. Je suis évidemment allé à leur rencontre malgré le fait que j’ai semblé les déranger. Voici mon entrevue avec un vieux clown rabougri et un homme-canon au regard perplexe.
« Ça parle de rien, hostie. Crisse, ça parle d’un cirque qui ferme. Pis c’est toute. À soir, y a un show hostie, pis demain y en aura pus jamais. » — Le Clown
Busque : Bonjour, les mecs. Pouvez-vous vous présenter ?
Le Clown : Chu t’un clown, calisse. Je fais un number dans un cirque de marde, avec un p’tit hostie de caniche que, quand y meurt, on l’remplace par un autre. Ça t’donne-tu une idée ? Mais pour ce que ça change dans ta vie, hostie… Anyway, tout le monde s’en crisse.
L’Homme-canon : Ben, moi, je sais pas trop quoi dire…
Le Clown : Si tu sais pas quoi dire, FARME TA YEULE !!
Busque : Normalement, un clown fait rire. Dans votre cas, vous faites un peu peur. Est-ce normal ?
Le Clown : J’fais peur ? Veux-tu, m’as te l’dire, moé, ce qui fait peur ? C’est l’hostie d’indifférence crasse, le manque de respect dans vie de tou’es jours pis les hosties de mangemardes qui sont essoufflés à lire les gros titres dans le crisse de Journal de Montréal.
Busque : L’Homme-canon, est-ce que vous êtes tombé sur la tête, d’avoir décidé de faire le métier d’homme-canon (vous voyez la blague ?) ?
L’Homme-canon : Ah, ben non. Je veux dire, dans le fond, quand on y pense… Mine de rien, j’ai un casque su’a tête pis je me réchauffe toujours avant mon number.
Busque : En général, quand on travaille dans un cirque, que mange-t-on ?
Le Clown : Des hosties de toasts ! Pis ça, c’est bin juste parce qu’à cantine, j’ai pas l’gout d’y aller pantoute ! Hey, avec leu’ crisse de face d’enterrement pis leu’ hosties de sourires de monde qui essaie de s’faire à croire qu’y comprennent de quoi, mais y’en a pas un crisse qui comprend rien, là. Ah non, hey, fuck ça.
L’Homme-canon : Des volées… pis du jambon, quand y’en a dans le frigidaire.
Busque : Aimez-vous les enfants ?
Le Clown : C’est bin niaiseux ton hostie de question. C’est sûr. Si y a du monde qui sont capable d’apprécier ce que j’fais, c’est bin eux autres. Les enfants, y’aiment ça, les clowns. C’est pas leurs hostie d’parents innocents. Hey, crisse, les « adultes », câlisse. Ç’a le cerveau pas plus gros qu’une graine de popcorn pas pété, pis si tu leu’ donnes deux-trois girafes pis un éléphant qui arrête pas d’chier su’a scène tellement ses nerfs sont finis, pis crisse, y’applaudissent à chaque hostie de tas de marde… Mais des clowns, y’en a qui annoncent des hamburgers à TV, calvaire. Pas de respect pour rien ces hosties-là.
L’Homme-canon : Ah, ben surement. Je veux dire, y m’ont rien fait à moi. Je veux dire, je vois pas pourquoi je les aimerais pas. Mine de rien, y font partie de la clientèle qui vient voir les shows. C’est ça. C’est toute…
« Ah ben, je veux dire, dans le fond, quand on y pense, me semble que tout le monde peut venir nous voir. Pis on va faire de not’ mieux là. Surtout pendant la parade ! » — L’Homme-canon
Busque : Que pensez-vous du cirque en général ?
Le Clown : Ça veut pus dire grand-chose aujourd’hui, m’a t’dire. Crisse, not’ boss là, Marcel, y’a soixante ans, pis ça fait 55 ans qui fait les centres d’achat : c’t’un vrai. Pis, crisse, y a encore des idées, hostie. Pis dans l’temps, le cirque, c’était respecté. Astheure, t’sé, quand tu peux voir un gars s’faire écraser live par un éléphant qui a sauté sa coche sur YouTube, tu t’en calisses -tu assez du cave qui se crisse la tête dans yeule d’un lion qui a l’air aussi anesthésié que le premier ministre du Canada ? Hey, m’a t’dire, des caniches habillés, pis des ours avec des chapeaux, hostie, c’est pus bin bin vendeur.
L’Homme-canon : C’est une bonne question. Ben, c’est un métier. Un métier que je fais, mine de rien. En fait…
Le Clown : T’a farmes-tu ta yeule ?!? Tu vois pas que t’as rien à dire ?
L’Homme-canon : Scusez…
Busque : Lorsque vous vous sentez agressif, avez-vous des trucs pour vous reposer ?
Le Clown : Je r’garde la TV pis j’essaie de pas trop me laisser déranger par l’autre innocent. Pis des fois, j’me branle en pensant à Linda, la trapéziste. (rires)
L’Homme-canon : Ouin, c’est vrai ce qu’y dit…
Busque : Le Clown, aimes-tu recevoir des cadeaux ?
Le Clown : Ça dépend. Comme là, ça me tente pas. Crisse, le cirque ferme, on vient de passer une année d’marde, me semble que c’est pas le temps de souligner ça avec des cadeaux. Mais quand ça va bin, mettons que ça me dérange pas trop.
Busque : Aimez-vous voyager ?
Le Clown : Chu tanné en hostie de faire le tour de la province, de centre d’achat à centre d’achat, pogné dans une roulotte, avec un gars qu’on sait même pas de quel bord y swigne. C’est pas vraiment du voyage, remarque bin… Crisse, si on allait aux States au moins…
L’Homme-canon : Ouin, ben le seul voyage que je fais dans une année, mine de rien, c’est pour aller voir un chiro quand je me magane trop pendant un show. Sinon, moi aussi j’en ai vu en crime des parkings de centres d’achat, mine de rien…
Busque : Pouvez-vous me parler de la pièce de théâtre ? De quoi parle-t-elle ?
Le Clown : Ça parle de rien, hostie. Crisse, ça parle d’un cirque qui ferme. Pis c’est toute. À soir, y’a un show hostie, pis demain y en aura pus jamais. C’est juste bin weird, ça là. Pis crisse, comme ça ferme, l’autre cave icitte, y trouve intelligent, hostie, de faire du ménage, câlisse. On s’en câlisse : on s’en va demain ! C’est même pas à nous autres, c’t’hostie de roulotte laitte-là.
L’Homme-canon :… Ouin, comme y dit….
Busque : Qui ne devrait pas venir voir la pièce Circus Minimus ?
Le Clown : Ceux qui sont capables de lire le Journal de Montréal sans être essoufflés. (rires) Bin non, câlisse ! C’t’une joke, hostie ! J’t’un clown, ciboire ! Tout le monde peut venir ! Ah, pis quand bin même personne viendrait, j’m’en câlisse, anyway…
L’Homme-canon : Ah ben, je veux dire, dans le fond, quand on y pense, me semble que tout le monde peut venir nous voir. Pis on va faire de not’ mieux là. Surtout pendant la parade !