Nous ne sommes pas tou·te·s dans le même bateau

Texte | Frank Malenfant
Photo | websiteproud de pixabay.com

Au début de cette pandémie, on a tou·te·s eu ce petit arrière goût amer dans la bouche de se faire dire qu’on était tou·te·s dans le même bateau.

Ça résonnait comme un mensonge. Comment une préposée aux bénéficiaires payée 15 $/h dans une résidence privée pour aîné·e·s, Stéphane Duclos du Café du clocher, Jeff Bezos et un sans-abri pourraient-ils bien être dans le même bateau tant les règles, les opportunités et les réalités qui les affectent sont si différentes ?

C’est que nous ne sommes pas tou·te·s dans le même bateau, mais sur la même rivière. La rivière, veut veut pas, nous entraîne dans ses rapides et nous avons toutes sortes d’embarcations pour survivre la descente.

La rivière, c’est tout ce qui dépend de nos choix collectifs et dont on ne peut s’extraire complètement : la pandémie, le capitalisme de surveillance, les régimes politiques.

Quoi qu’on fasse, on ne peut pas fuir la COVID-19 et ses conséquences. Tout choix qu’on ferait pour l’éviter serait en lui-même une décision découlant de son existence.

Mais il en va aussi des médias sociaux.

Quitter tous les médias sociaux demain matin ne me libère pas de l’emprise qu’ils ont sur nous. Ils sont cachés sur tous les sites que nous visitons. Que nous ayons ou pas un compte sur leurs plateformes, ils nous suivent à travers des cookies et toutes sortes de méthodes afin de cibler nos publicités. Ils sont derrière nos moteurs de recherche, nos systèmes d’exploitation d’ordinateur et de téléphone, nos réseaux Internet et de cellulaire ; ils sont infiltrés au point d’être omniprésents. Encore une fois, tout geste qu’on poserait pour les éviter serait en lui-même une décision découlant de leur existence.

On a beau quitter Facebook et YouTube, leurs algorithmes influenceront quand même nos vies chaque jour.

Et la politique ! Vote pour qui tu veux, annule ton vote, abstiens-toi, mais qu’importe, un gouvernement sera élu ce soir-là et il contrôlera l’avenir de la nation. On ne s’en sort pas. On peut militer, protester, désobéir, mais toute action accomplie contre cette autorité sera déterminée par sa propre existence. La rivière va couler vers le bas selon le relief de son lit, et notre capacité à bien vivre la descente dépend de l’embarcation et de la navigation de tout un chacun.

Pour 99% d’entre nous, il n’est pas possible de changer le relief de la rivière […]

Pour 99% d’entre nous, il n’est pas possible de changer le relief de la rivière, de se payer un équipage ou de se payer un aéroglisseur qui volera au-dessus des remous comme sur une route fraîchement pavée.

Beaucoup d’entre nous ramons en petits groupes dans des radeaux pneumatiques, d’autres font la descente solo en kayak à travers les couples en canot d’écorce, et il y a ceux·celles jeté·e·s à l’eau pas de veste de sauvetage qui surnagent en évitant les roches du mieux qu’il·elle·s peuvent. Tou·te·s recherchent la sécurité, le contrôle et un moyen de tirer du plaisir de cette inévitable expérience.

Bien des gens en kayak rêvent d’avoir un jour leur propre aéroglisseur alors que les embarcations pneumatiques débordent de rescapé·e·s sauvé·e·s de la noyade. L’altruisme s’est imposé comme un boulet dans la compétition entre tou·te·s qui s’était instaurée en eaux calmes, mais maintenant les rochers cassent les kayaks et déchirent les zodiacs.

Personne n’échappe à la violence des rapides, mis à part quelques chanceux·euses qui les survolent. Ces dernier·ère·s n’ont aucun intérêt à appesantir leur véhicule de quelques réfugié·e·s; il·elle·s lancent au mieux quelques bouées derrière pour se donner bonne image pendant que nous, on se frappe a coup de pagaie à savoir laquelle de nos embarcations merdiques nous mènera jusqu’en bas.

Mais nous sommes tous impuissant·e·s.

Le courant est trop fort et chacun·e ne force que pour lui·elle-même. Nous sommes 99%, nous possédons encore presque la moitié des ressources, mais nous tenons davantage à posséder chacun·e notre petit kayak fragile qu’à devenir l’équipage d’un véhicule enjambant la rivière. Rien à faire; tout le monde veut être capitaine, personne ne veut ramer, personne ne veut laver le pont. Si bien que tout le monde est capitaine de son petit kayak et est pogné pour ramer dans les rapides.

On fait la course ! Le·La premier·ère en bas rattrapera les aéroglisseurs et pourra aller où il·elle veut. On nous a dit qu’ils n’étaient même plus sur l’eau, mais tant qu’on croira qu’on peut les rattraper, on ne sera jamais assez grand·e·s pour les retrouver.

Nous sommes tou·te·s dans le même bateau, mais chacun·e son bateau. Parce que la liberté, selon certain·e·s, c’est de pouvoir combattre seul·e des forces qu’on ne peut affronter qu’ensemble. J’aimerais proposer une autre définition. Et si la liberté était celle d’aller où l’on veut, mais que pour ce faire, on doive s’entendre ensemble sur où l’on va ? Au moins, on pourrait faire mieux que juste survivre la descente.

Personne ne peut régler seul les problèmes auxquels nous faisons face. Personne n’avance vraiment quand tout le monde tire de son bord. Faudra un jour redevenir une société. Faudra lâcher nos forfaits « utopie » tout inclus pour s’entendre sur les petits pas qui nous rassemblent. On ne se mettra jamais en marche si l’on cherche à s’entendre sur la destination, mais il y a sûrement des pas qu’on pourra faire pour nous donner le pouvoir d’avancer.

À propos de Marie-Amélie Dubé

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