Misère et dialogue des bêtes, un livre de Jean-Marc Desgent

Texte | Michel Lagacé

La poésie est un genre littéraire qui m’est moins familier. J’ai pourtant découvert, dans les derniers mois, un grand poète québécois en tombant sur le dernier recueil de Jean-Marc Desgent, un livre publié au printemps 2019, Misère et dialogue des bêtes aux éditions Poètes de brousse. Je ne suis vraiment pas à jour de ce côté-là, et bien en retard de découverte puisque ce poète et nouvelliste est déjà bien connu du milieu littéraire et des lecteur·trice·s de poésie. Né à Montréal en 1951, il a publié plusieurs ouvrages et gagné plusieurs prix prestigieux. Il est même considéré comme « la figure majeure de la poésie francophone contemporaine », autant ici qu’en France.

Mais ! Quel éblouissement pour moi, davantage porté vers la lecture de romans, que la découverte de ces textes sans ponctuation dans la dernière publication du poète ! Son écriture, par l’effet des rapprochements d’images, de sensations variées, de répétitions complexes et à cause du phrasé heurté et sans ponctuation, arrive à créer un monde où les bêtes autant que le corps et les éléments du paysage nous interpellent sauvagement.

« Le bruit né de la langue soit par essoufflements soit par claquements quasi inhumains tant on ne s’y reconnaît pas… »

Des images surgissent partout de ce gouffre où le contexte et son contraire se mettent à tourner dans des spirales de phrases qui nous entraînent dans des émotions singulières, totalement inconnues.

Sans prévenir, des impressions déstabilisantes jaillissent, coulent, se heurtent aux arêtes du complexe mouvement d’un corps, de ses renversements : en avant, en arrière ou vice-versa. Chaque élan langagier se retournant, ricochant comme des pierres lancées contre un mur sans le souffle ni le repos que permettrait la virgule ou le point absent. On est toujours loin du conformiste et toujours au bord du début de quelque chose d’autre. Un imaginaire insoupçonné comme la vibration d’une douleur inguérissable, d’une exclusion désirée, d’un sentiment exprimé dans la chair du ventre qui se contracte pour expulser le ressenti du vide tout autour.

Le parcours de chacun de ses poèmes est toujours comme un poignard qui tranche dans la fourrure afin d’arriver à la chair du corps de la bête ou du paysage de notre condition d’humain. Des phrases hantées par la rage de la bête autant que par sa survie, avant la fin et l’épuisement total du corps comme après un combat ou un acte amoureux.

Je glisse quelques extraits. Un premier, celui où il introduit sa mère. C’est un poète né à l’époque des familles nombreuses :

« … je revois ma mère qui dit bientôt il faudra changer le corps double pour le corps panique je me demande si elle existe toujours celle que je vois n’est pas celle que je suis je prends garde ça fait des années que je suis une faïence une brisure annoncée un lit saccagé par les labours inutiles je répète je dis cent fois les mêmes mots je me refuse le souffle le soleil un certain vertige létal je construis igné pièce après pièce miniature par miniature des enfants brouillons. »

Deux autres extraits sur « la vieillesse » ( ?), probablement :

« Quand je me suis approché de l’âge des bêtes quelque chose a déchargé sa carabine en moi personne toi personne l’autre personne le mortuaire ne viendra pas jusqu’ici c’est secret sans conscience du secret il y aura des toupies des malaises des gênes on ne sortira pas du déluge de soi… »

« Le sommeil trop court s’est figé anthracite sorte de vêtement chétif laissé là à sécher à passer l’hiver des mortels des sommeils impossibles dans leur humidité glaciale… »

Et pour finir, un extrait de l’ouverture de ce recueil :

« J’ai vécu sans penser chats chiens / chevaux moutons loups lynx / coyotes rats cerfs orignaux / oiseaux cadavres tout autour / j’ai vécu apeuré et extasié / … »

Toutes ces images fortes, avec le sens qui s’entremêle au sens, qui renverse, m’ont donné le goût de lire les autres livres de ce poète, dont entre autres, Vingtièmes siècles (éditions Écrits des Forges, 2005) et La théorie des catastrophes (éditions Les herbes rouges, 2000).

À propos de Marie-Amélie Dubé

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