textes Oriane A.-Van Coppenolle | Conservatrice du Musée du Bas-Saint-Laurent, Mélanie Langlais, Olivier Blot et Sylvain Poirier
Depuis déjà la mi-juin, la rétrospective de Michel Lagacé, Les échappés du temps, 1985-2018, se déploie dans l’enceinte du Musée du Bas-Saint-Laurent et permet au public de (re)découvrir le travail pictural de l’artiste. Des oeuvres majeures des trente dernières années nous permettent de retracer le développement du langage de Lagacé, où son intérêt marqué pour la création de signes ne peut passer inaperçu. Le titre de l’exposition, Les échappés du temps, fait d’ailleurs référence à ces signes qui sont constamment réactualisés par l’artiste tout au long de sa pratique. Réfléchie de manière chronologique, l’exposition est divisée en trois périodes de création intitulées : « Narration et imaginaire sacré », « Signes hybrides » et « Confluence ».
TEMPS 1
Le parcours débute avec une oeuvre datée de 1986 appartenant à la collection permanente du Musée national des beaux-arts du Québec, « Les Falaises, peinture no 1 », qui amorce avec éloquence cette première période. En effet, cette toile introduit à la fois le sujet du rituel, de la mythologie et l’importance du traitement de la peinture dans les oeuvres de Michel Lagacé. De plus, la présence de personnages schématisés de silhouettes spectrales est centrale dans la mise en scène révélée par le tableau. Ce retour à la figuration, marqué par un travail expressif du médium dans les oeuvres de Michel Lagacé, s’inscrit dans l’engouement pour ce type de peinture qui caractérise les années 1980 au Québec. Les oeuvres et leurs sujets vibrent sous le coup de pinceau de l’artiste.
LES CORPS MÉTIS
par Mélanie Langlais
Parfois, aimer une oeuvre ne s’explique pas ou peu. Les formes, les couleurs, l’expression, l’ensemble nous bouleversent ou nous attirent. Dans « Les corps métis, peinture no 1 », ce qui m’a fascinée en premier lieu, outre la grandeur de la toile, c’est le dynamisme de l’oeuvre. Malgré l’anonymat des personnages, avec leurs bras élancés et leur forme effilée, on ressent une expression, un mouvement auquel contribue aussi le contraste des couleurs. L’exploitation des formes, les coloris, l’exploration de l’espace semblent nous raconter une histoire, comme une syntaxe de l’image. Quand je regarde « Les corps métis », j’ai l’impression d’assister à quelque chose, d’en faire partie, et il y a plus si l’on concentre notre regard. On a alors l’impression d’entrer en contact avec une mythologie ou avec les symboles, les formes, les flèches, par exemple. Sans comprendre pourquoi, il m’a semblé que j’apprenais à connaître Michel à travers ses oeuvres. Confronter l’inexplicable, c’est un peu comme l’amour ; parfois on ne sait pas pourquoi, mais on aime.
Les corps métis, 1986
Acrylique sur toile, 168 x 210 cm
Photographie de François Gamache
TEMPS 2
Les oeuvres picturales, issues des années 1990 ainsi qu’au tournant des années 2000, constituent la deuxième section de l’exposition. Ces oeuvres se caractérisent par un délaissement de la narration qui laisse place à des formes hybrides, des signes polysémiques, au croisement de la figuration et de l’abstraction. Ainsi, les thématiques du corps, de l’animal, des objets demeurent, mais sont traitées de manière nettement plus schématique et abstraite. Même les mots qui se trouvaient dans les oeuvres de la première section se décomposent et ne sont plus que des lettres. Au sein de cette période, l’artiste construit un répertoire de signes traités de manière frontale et séparée sur un fond monochrome texturé tout en conservant ses recherches sur la peinture, sur le médium. Lagacé explore le volume grâce au collage, à l’intégration de formes en bas-relief et de dessins de structures grillagées à l’intérieur de ses compositions. L’artiste construit ainsi un répertoire de signes qu’il développe d’oeuvre en oeuvre.
UN FOND D’OCRE ET DE BLANC
par Olivier Blot
Sur la droite, un personnage, comme un loup ayant semé son oeil, qui aurait germé de l’autre bord du tableau. L’oeil épie au-dessus de lui une scène particulière. Sur une table, un couteau, prêt à trancher à la racine une longue croix, comme un rappel de l’histoire, d’une certaine distance prise avec la religion dans un passé pas si lointain. Le loup, aveugle, reste insensible à la scène. Son corps, réduit à sa seule structure, transparent, semble s’évanouir, disparaître comme cet autre personnage à sa gauche, structure encore, effacé, de la même manière que la mémoire de ces deux personnages. Ils sont orientés vers l’avenir, et ce passé, ils lui tournent le dos, l’ignorent. Avançant en laissant derrière eux ce fond blanc comme l’hiver, à la recherche d’autres ocres où s’établir…
L’oeil et le couteau, 1999
Acrylique, collage sur toile, 170 x 170 cm
Photographie de François Gamache
Temps 3
L’exposition se clôt sur le travail récent de l’artiste qui se décline en deux temps : une recherche sur les rapports intrinsèques entre les formes et motifs colorés habitant ses toiles et une exploration du numérique. Travaillant sur une forme à l’intérieur de laquelle se morcellent motifs et couleurs vives, l’artiste explore, par le déploiement d’oeuvres sérielles, sa lecture du monde, ainsi que nous l’indiquent ses titres. Le travail à l’intérieur de ces formes n’est pas sans rappeler les affiches lacérées de Jacques Villeglé, plasticien issu du mouvement du Nouveau Réalisme, pendant européen du pop art des années 1960. Parallèlement, Lagacé continue ses recherches formelles par le numérique et s’intéresse à la poésie qui naît de la superposition de son vocabulaire et des captures de lieux abandonnés, tel qu’il est le cas dans ses oeuvres « La Maison hantée », « Le mur » et la série « Abandon ». L’artiste infiltre de manière plus furtive des photographies d’espaces délaissés, en y insérant ses formes abstraites colorées. Ainsi, ces formes propres au travail pictural de Michel Lagacé se déploient dans un tout nouveau contexte.
UN BANC SOUS LE GRAND CHÊNE
par Sylvain Poirier
C’est toujours intrigant d’entrer dans un monde singulier qui traverse les années avec autant de congruence que de noblesse. Ça donne sûrement des sentiers parfois nébuleux, parfois remplis de jets lumineux… et des sentiers qui mènent à cette oeuvre, « Le retour des oiseaux dans la forêt des sorcières ». Un élan invisible… Insaisissable… Malléable. Quoi dire à cette étrange dame qui fume sous le vieux chêne ! Alors donc, c’est une oeuvre qui peut paraître difficile d’approche. Elle prend tout un mur à elle seule ! En chacune des 21 oeuvres bien installées à proximité les unes des autres, une identité s’en dégage. Une unicité singulière faisant partie d’un tout et d’un rythme bien ordonné. Mais en s’éloignant du mur, on perd rapidement cet effet. Autant les couleurs sont vives de près, autant le blanc l’emporte avec la distance et ce nouveau mouvement qui s’installe, bouge et jacasse comme des oiseaux envahissant un vieux chêne ! Un élan invisible… Immersif… Malléable ! Oui, c’est dans l’invisible que s’est jouée mon expérience. En prenant du recul, on peut deviner un mouvement où chacune des oeuvres, partant d’un point commun, se donne un élan d’expansion, un élan vers l’infini. Comme si l’oeuvre avait implosé en mille oeuvres. Tout à coup, mon rapport à l’espace change, la salle me propose une nouvelle dimension, un corridor envoûtant s’allonge et poursuit une trajectoire intemporelle. Un élan infini… Immersif… Rassembleur ! Étrange dame qui fume sous le grand chêne !
Le retour des oiseaux dans la forêt des sorcières, 2017-2018
Acryliques sur papier numérotés de 1 à 21