par Michel Lagacé
De quoi nous souvenons-nous, d’après nos lectures, des documentaires que nous avons vus ou lors de nos études, du développement de l’univers, des concepts d’espace, de matière et du temps ? Pour moi, comme pour plusieurs, à part quelques notions de base tout le reste s’est perdu dans les profondeurs de la mémoire. Pourtant, comme le disait l’écrivain Jean d’Ormesson (mort récemment) : « L’histoire de l’univers est un roman à couper le souffle. »
Il semble que les découvertes de la science des derniers siècles n’aient pas encore réussi à faire disparaître cette vieille peur de Blaise Pascal, « le silence éternel des espaces infinis »; ni, pire, ces croyances qui assaillent encore par leurs mythes, la configuration du monde — à l’image de l’homme qui se croit encore au centre de l’univers. Plusieurs s’en tirent par la pensée magique de tout renvoyer au divin, à « la volonté de Dieu, c’est-à-dire à l’asile de l’ignorance », comme le disait sans détour Spinoza dans un appendice de son livre L’Éthique. Mais n’exagérons pas, plusieurs scientifiques ont la foi, car l’univers semble « avoir pris très exactement les propriétés requises pour engendrer un être capable de conscience et d’intelligence ». Et Dieu dans tout ça ? Comme l’écrit Jean D’Ormesson (un croyant bien connu) dans sa « Lettre à Thuan », du livre Face à l’univers (voir l’encadré) : c’est « [L]’autre personnage du roman de l’univers, le premier […] Comme tous les personnages de roman, il est entièrement inventé. » « Selon le scénario consensuel [de la science], l’Univers est né d’un point géométrique de volume nul et de densité infinie : la singularité initiale. De là, après le Big Bang, c’est-à-dire l’instant zéro, l’Univers s’est déployé. La première étape est une inflation gigantesque durant laquelle les distances [ont] été multipliées […]. Les différents composants de la matière se sont ensuite formés : les premières particules, les nucléons (neutrons et protons), les premiers noyaux d’atomes légers (hydrogène, hélium…) et, vers 380 000 ans, les premiers atomes quand les électrons se sont associés aux noyaux. Ce dernier événement a libéré des photons qui constituent le fond diffus cosmologique. » (Pour La Sience, no 97, hors série, p.6). Avant de se lancer dans la description des dernières hypothèses sur ce sujet, regardons de plus près l’histoire des découvertes qui nous amènent à ce scénario consensuel. L’essai Sept brèves leçons de physique — un livre qui a eu un succès mondial — est vraiment un bon résumé de ces questions. En langage vulgarisé, le physicien italien Carlo Rovelli nous donne un aperçu de ce que la physique d’aujourd’hui connaît du développement
« LA PLUS BELLE DES THÉORIES »
Partant des découvertes d’Albert Einstein, tout en intégrant le contexte historique de la publication des articles d’Einstein dans les revues scientifiques du début du XXe siècle, le physicien Carlo Rovelli nous révèle les implications des avancés scientifiques de ce grand homme de science, qui ont toutes été confirmées par la suite. Comme l’écrit Rovelli, Einstein a cette idée extraordinaire que « le champ gravitationnel est l’espace. Telle est l’idée de la théorie de la relativité générale ». À la suite d’autres physiciens comme Faraday et Maxwell qui avaient ajouté un ingrédient au monde froid de Newton, c’est-à-dire au « champ électromagnétique […] qui remplit l’espace, vibre et ondule comme la surface d’un lac, porte les ondes radio et “véhicule” la force électrique », Einstein (le fils d’un ingénieur électricien : belle coïncidence !) « comprend vite que la gravité, elle aussi comme l’électricité, doit être portée par un champ : il doit exister un “champ gravitationnel” analogue au champ électrique ». Comme nous l’indique Rovelli : « L’espace de Newton, dans lequel les corps se déplacent, et le champ gravitationnel sont une seule et même chose selon la théorie d’Einstein ». « L’espace n’est plus quelque chose de différent de la matière ; c’est une des composantes “matérielles” du monde. Une entité qui ondule, s’infléchit, se courbe, se tord. […] Nous sommes immergés dans un immense mollusque flexible. Le Soleil plie l’espace autour de lui et la Terre ne lui tourne pas autour parce qu’elle serait attirée par une force mystérieuse, mais parce qu’elle court tout droit dans un espace qui s’incline. Comme une bille qui roule dans un entonnoir : il n’y a pas de forces mystérieuses générées par le centre de l’entonnoir, c’est la courbure des parois qui fait tourner la bille. Les planètes tournent autour du Soleil et les objets tombent parce que l’espace se courbe. […] L’espace se courbe là où il y a de la matière », comme l’explique par cette métaphore simple Rovelli en nous introduisant dans les implications des découvertes d’Einstein sur le fonctionnement de l’univers tel qu’on le connaît aujourd’hui. « L’équation de la relativité générale tient en une demi-ligne, mais c’est une vision qui sera confirmée. » Elle indique même que l’espace ne peut pas demeurer immobile, il doit être en expansion. En 1930, l’expansion de l’univers est effectivement observée. La même équation prédit que l’expansion a dû être déclenchée par l’explosion d’un jeune univers, très petit et très chaud : c’est le Big Bang. Au début, personne n’y croit, « mais les preuves s’accumulent, jusqu’à l’observation du rayonnement cosmique dans le ciel : la lueur diffuse qui reste de la chaleur de l’explosion initiale. » C’est aujourd’hui, l’un des rayonnements les mieux cartographiés de l’univers.
LA MÉCANIQUE QUANTIQUE
Ce n’est que la première leçon de ce livre, la deuxième nous introduit dans le champ de la mécanique quantique. Selon celle-ci, « l’énergie de la lumière est distribuée dans l’espace de façon discontinue. » Le jeune Allemand Werner Heisenberg « suppose que les électrons n’existent pas tout le temps, mais seulement lorsque quelqu’un les regarde ou mieux, lorsqu’ils interagissent avec quelque chose d’autre. Ils se matérialisent dans un lieu lorsqu’ils heurtent quelque chose. […] Un électron est l’ensemble des sauts d’une interaction à une autre. » Comme le souligne Rovelli, même si cette conception est complexe, un siècle plus tard, les conséquences et les équations de la mécanique quantique sont utilisées quotidiennement par les scientifiques, les ingénieurs et les domaines les plus divers de la technologie (transistor, ordinateur, téléphone intelligent). « Nous devons accepter l’idée que la réalité n’est qu’interaction. » « L’architecture du cosmos », c’est sous ce titre que s’amorce la troisième leçon, où Carlo Rovelli revient sur l’histoire de la représentation de l’univers. Le ciel n’est plus en haut et la terre en bas, comme le prédisait déjèa la représentation d’Anaximandre il y a vingt-six siècles. On passe aussi de la représentation d’Aristote (traité Du ciel) à celle de Copernic où la Terre n’est plus au centre de la danse des planètes. « C’est grâce à nos instruments qui s’améliorent que nous comprenons maintenant que notre système solaire n’est à son tour qu’un système parmi beaucoup d’autres et notre Soleil une étoile comme les autres, car notre Galaxie n’est qu’un grain de poussière au sein d’un immense nuage de galaxies à perte de vue. » Mais comme Rovelli le souligne cette « uniformité infinie n’est qu’apparente […] l’espace n’est pas plat, mais courbe. La trame de l’univers, saupoudrée de galaxies, nous devons l’imaginer plissée par des ondes semblables aux vagues de la mer, parfois tellement agitées que cela crée les gouffres que sont les trous noirs. » La quatrième brève leçon de ce livre nous introduit dans le monde des particules. « La lumière est constituée de photons […] les objets sont constitués d’atomes. Chaque noyau est constitué de protons et neutrons, étroitement comprimés. » À leur tour, ils sont faits de particules plus petites baptisées quarks par le physicien américain Murray Gell-Mann (mot tiré « d’une phrase dénuée de sens — “Three quarks for Muster Mark !” — qui figure dans le roman Finnegans Wake de James Joyce »), nous apprend l’auteur.
« Nous devons accepter l’idée que la réalité n’est qu’interactions. »
« Tous les objets que nous touchons sont faits d’électrons et de quarks. » Et « la force qui tient les quarks à l’intérieur des protons et des neutrons est générée par des particules que les physiciens appellent “gluons” » (étrangement tiré du terme anglais : glue). Électrons, quarks, photons, et gluons sont donc les composantes de tout ce qui se déplace dans l’espace qui nous entoure. Ce sont les particules élémentaires qu’étudie « la physique des particules ». « À ces particules s’ajoutent quelques autres qui n’interagissent pratiquement pas avec nous, neutrinos et “le boson de Higgs” mis en évidence récemment à Genève dans la grande machine du CERN ; mais en tout, on en compte peu », selon ce que nous apprend Rovelli. Et de constater que nous sommes dans un univers « très éloigné du monde mécanique de Newton et Laplace, où des cailloux froids errent éternellement sur les trajectoires précises d’un espace géométrique immuable ». Plus loin, Rovelli nous apprend que le physicien Paul Dirac est l’architecte de la mécanique quantique et l’auteur de la principale équation du modèle « standard » même s’il « a exprimé à plusieurs reprises son mécontentement devant cet état de choses : “nous n’avons pas encore résolu le problème”, disait-il. » Ce modèle a en effet un défaut criant, comme nous l’explique Rovelli, car les astronomes ont récemment observé autour de chaque galaxie « [l]es effets d’un grand halo de matière, qui révèle son existence par la force gravitationnelle : il attire les étoiles et dévie la lumière. Nous observons les effets gravitationnels de ce grand halo, mais nous n’arrivons pas à le voir directement. Il semble s’agir de quelque chose qui n’est pas décrit par le modèle standard, sinon nous le verrions. […] De quoi s’agit-il ? nous ne le savons pas. On l’appelle “matière noire”. Quelque chose qui n’est ni atomes ni des neutrinos ni des photons ». Cette présence noire qui ne reflète pas la lumière (qui nous est donc pour l’instant invisible) serait constituée de matière et d’énergie dites noire. Cette composante « noire » imprègne les galaxies tout en apportant un supplément de force gravitationnelle nécessaire pour en maintenir la cohésion. « C’est 80 % de la composante contenue dans l’univers », selon l’article « L’insaisissable matière noire » dans le numéro de la revue Pour la science (voir l’encadré). Comme le dit Rovelli, « Le modèle standard reste ce que nous pouvons dire de mieux aujourd’hui sur le monde des choses. Ses prédictions ont toutes été confirmées et, à part la matière noire — et la gravité, décrite par la relativité générale comme courbure de l’espace-temps —, il décrit très bien tous les aspects du monde visible. » Voilà deux théories (la relativité générale et les implications de la physique quantique) « prodigues de dons », comme le dit le physicien, car elles marchent terriblement bien, mais elles sont paradoxalement contradictoires. Et c’est souvent à l’aube d’une telle contradiction que des physiciens ont abouti à de nouvelles découvertes en combinant des théories différentes comme nous le souligne Rovelli. Une nouvelle théorie, et peut-être la plus intéressante à ce jour, c’est la théorie des « cordes ». Mais avant d’aborder cette théorie et d’autres surprenantes et difficiles à prouver pour le moment, je vais citer le physicien et philosophe Éthienne Klein dans l’entrevue : « Qu’est le Big Bang devenu ? » au début du magazine Pour la science, afin de mieux comprendre ces contradictions.
« L’histoire de l’univers est un roman à couper le souffle. » – Jean d’Ormesson
ÉTHIENNE KLEIN :
« […] Les premiers modèles du Big Bang — ceux-là mêmes qui ont formaté les tournures de nos discours — ne tenaient compte que d’une seule force de la nature, la gravitation, décrite à l’aide du formalisme de la relativité générale développée par Einstein au début du XXe siècle. Cette interaction, toujours attractive et de portée infinie, a dominé à grande échelle. Mais lorsqu’on remonte le cours du temps, la taille de l’univers se réduit progressivement et, au bout de 13,7 milliards d’années, la matière finit par rencontrer des conditions physiques très spéciales que la relativité générale est incapable de décrire à elle seule. Cette fois d’autres interactions fondamentales que la gravitation entrent en jeu : il s’agit des interactions électromagnétique, nucléaire faible et nucléaire forte, qui déterminent le comportement de la matière, notamment lorsque celle-ci est à très haute température et à très haute densité. Toutes les trois sont décrites selon les principes de la physique quantique, fort différents de ceux de la relativité générale. » Éthienne Klein poursuit : « […] Il est intellectuellement fâcheux de persister à faire dire à la théorie d’Einstein ce que ses propres principes sont incapables de concevoir. Car pour pouvoir affronter les conditions de l’Univers “vraiment primordial” et devenir capable d’en parler, il faudrait que les physiciens théoriciens puissent franchir le “mur de Planck”. […] Ce terme désigne un moment particulier de l’histoire de l’Univers, une phase par laquelle il est passé et qui se caractérise par le fait que les théories physiques actuelles sont impuissantes à décrire ce qui s’est passé en son amont. » Dans cet espace en amont de ce mur de Planck, « le concept de temps devient lui-même problématique » et le temps zéro n’est plus garanti, comme le souligne Étienne Klein. La théorie des cordes, la gravitation quantique à boucle, l’effondrement d’un trou noir à quatre dimensions, toutes ces théories ont en commun d’offrir un passé au Big Bang. Toujours d’après cette entrevue avec Klein : « […] Les théoriciens qui tentent de décrire cette phase ultra chaude et ultra dense osent toutes les hypothèses : l’espace-temps posséderait plus de quatre dimensions ; à petite échelle, il serait discontinu plutôt que lisse ; ou encore il serait théoriquement divisible ou déductible de quelque chose qui n’est pas un espacetemps. […][La théorie des supercodes] postule que si l’on pouvait regarder une particule élémentaire avec une loupe extrêmement puissante, on découvrirait qu’il s’agit d’un objet non pas ponctuel, mais unidimensionnel, une sorte de corde qui serait soit un fil, soit une boucle. Cette théorie propose en outre une modification de l’espace-temps, qu’elle dote de dimensions supplémentaires qui seraient repliées sur elles-mêmes à une échelle sipetite que nous ne pouvons pas les détecter. Cette théorie est à l’ébauche, mais elle a déjà apporté un résultat dont la portée est capitale : elle prédit que la température au sein de l’univers ne peut être supérieure à une certaine valeur maximale, de sorte qu’elle n’a jamais été infinie, à aucun moment de son histoire.» Selon un autre scénario, « l’effondrement d’un trou noir dans un univers à quatre dimensions aurait précédé le big bang et donné naissance à notre univers ». Le modèle du big bang que la science avait envisagé comme étant le début de l’univers ne serait qu’une transition entre deux états cosmiques distincts. Est-ce de la science-fiction ? Personne ne le sait pour le moment. Et comme le souligne Étienne Klein à la fin de l’entrevue : « d’où provenait l’univers d’avant le big bang ? » Mystère. Toutes les hypothèses sont dans la tête des observateurs… Le tout dernier livre de Carlo Rovelli, L’ordine del tempo ( l’ordre du temps), publié chez Adelphi en 2017 est un « Un thriller cosmique », selon le journaliste d’un article du magazine Book sur ce nouveau livre du physicien italien. Selon ce journaliste, dans ce livre « La physique quantique côtoie la philosophie. Les choses se transforment, l’une devient l’autre, et c’est l’ordre du temps qui est en cause ». La deuxième loi de la thermodynamique sur l’entropie de l’Univers (la chaleur passe des corps chauds aux corps froids et non l’inverse) « est la seule équation de la physique fondamentale qui fait la différence entre le passé et l’avenir », explique le physicien. Cette détermination était devenue flottante, indéterminée depuis Einstein. Selon ces données : dans l’univers le temps n’existe pas, il n’existerait que dans notre esprit sous forme de mémoire et d’anticipation. On est toujours au présent, mais un présent qu’on ne peut jamais vraiment saisir, car il est toujours passé. Comme l’oxymore, les nouvelles hypothèses dans ce domaine de la science chercheraient à réunir des mondes (ou des organisations) en apparence contradictoires, mais aussi interdépendants. Et pourquoi toutes ces recherches, me direzvous ? Si je me fie au livre Face à l’Univers de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan (en collectif avec des auteurs qu’il a réuni, dont Matthieu Ricard) qui arrive à cette conclusion : c’est à la fois pour donner un sens à l’univers, pour en percevoir la beauté et pour se rendre compte que dans sa complexité : des quarks à l’ADN, l’univers nous apprend que tout fonctionne par coopération et non par compétition, et que ce n’est pas forcément le plus fort qui est le mieux adapté aux changements perpétuels. Le moine et photographe Matthieu Ricard de rajouter : « Comprendre l’interdépendance détruit le mur illusoire que notre esprit dresse entre soi et autrui ». La science n’aura jamais toutes les réponses à nos questions. Mais dans le contexte d’un compte rendu de lecture, c’est tout de même passionnant de monter sur les épaules de grands hommes de science pour voir plus loin.
RÉFÉRENCES
(2017, novembre-décembre). « Et si le Big Bang n’avait pas existé ? Repenser l’instant zéro ». Pour la science (97).
Rovelli, Carlo. (2015). Sept brèves leçons de physique. Paris : Odile Jacob
Rovelli, Carlo. (2017). L’ordine del tempo, Milan : Adelphi.
Trinh Xuan Thuan (2017), Face à l’Univers, Paris : Édition Pluriel.