Les bons coups d’une entreprise adaptée du milieu

Entrevue avec Michèle Rioux, directrice générale chez Services Industriels RC inc. | par MAD | photos Catherine Roy

 

Marie-Amélie Dubé : Combien d’employés l’entreprise compte-t-elle ?

Michèle Rioux : L’entreprise embauche au total près de 50 personnes. Nous avons une trentaine de couturiers et couturières industriels plus des employés en manoeuvre et nous avons également des employés en prêt de services qui travaillent à la guérite de l’hôpital comme préposés du stationnement. J’ai aussi une personne au centre commercial, au kiosque d’information, ainsi qu’une couturière en prêt de services à la Buanderie Normand. Beaucoup de gens travaillent à temps partiel par contre ; je dirais près de la moitié sur le plancher parce que j’ai des gens qui travaillent 12 à 15 heures par semaine considérant leurs restrictions médicales et leurs conditions personnelles. Dans l’entreprise adaptée, c’est une réalité avec laquelle nous devons composer.

 

M.-A.D. : Pourquoi le nom de l’entreprise n’est-il plus Broderie Signature ?

M.R. : En fait, l’entreprise se nomme encore Broderie Signature, surtout pour les clients de Rivière-du-Loup et le grand KRTB pour la division des articles promotionnels, tout ce qui est broderie, vente de vêtements corporatifs, etc. Nous utilisons encore Broderie Signature parce que les gens nous connaissent sous ce nom. Par contre, nous avons beaucoup développé le domaine de la couture industrielle dans les dernières années, mais la couture industrielle s’adresse plutôt à la clientèle des grands centres comme Québec, Montréal, la Montérégie, les Maritimes ; nous faisons beaucoup de contrats dans ces régions. Ce sont ces clients qui nous connaissent sous le nom de Services industriels RC inc. Question de marketing et de stratégie de développement, c’est lorsque nous avons refait notre site Web en janvier 2017 que nous avons pris cette décision.

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M.-A.D. : Que faites-vous plus concrètement ?

M.R. : Nous sommes spécialisés dans la confection de sacs de transport. Nous faisons beaucoup de sur mesure. Le client nous envoie son outil ou l’article qu’il veut transporter et nous développons un prototype et une production pour ce type de produit. Nous avons aussi des modèles standards qui sont vendus à répétition. Nous n’avons pas de marque générique par contre, nous ne confectionnons pas de produits vendus directement en quincaillerie et nous faisons beaucoup de sous-traitance pour de la confection.

 

M.-A.D. : Depuis combien de temps travailles-tu ici ?

M.R. : Ça fait déjà 10 ans cette année.

 

M.-A.D. : Tu as donc connu la transition de là-bas à ici.

M.R. : Oui, j’ai connu une autre transition aussi parce que, quand je suis arrivée, nous n’étions pas encore au 130B, chemin des Raymond ; nous étions de l’autre côté de cette même rue. Nous habitions dans les locaux de Lepage Millwork qu’ils ont repris. À un certain moment, pour des besoins d’expansion, ils ont aussi eu besoin de reprendre le local au 130B que nous avons quitté en 2015. Finalement, nous avons emménagé dans un superbe endroit et nous avons maintenant un bail de 10 ans dans l’immeuble de M. Santerre sur le boulevard Armand-Thériault. Nous sommes bien installés. Nous avons commencé par louer la partie du bas et un espace sur la mezzanine, pour 7200 pi2. En 2017, nous avons agrandi l’espace à 10 000 pi2 pour créer un espace de couture supplémentaire, pour y garder de l’inventaire et nous avons aménagé un local de formation. J’ai vécu 2 déménagements d’usine en 10 ans. Ça demande beaucoup de planification et de coordination !

 

M.-A.D. : Est-ce que vous engagez seulement des employés qui ont des handicaps ?

M.R. : C’est mixte parce qu’il y a des postes qui requièrent une formation professionnelle comme la contremaître de la production, le mécanicien d’entretien et les postes clés comme le mien et l’adjointe administrative aussi. Sur 47 ou 48 employés, j’ai 6 postes qui ne sont pas subventionnés. C’est donc deux postes à l’administration et des postes de superviseurs de plancher. J’ai même des chefs d’équipe qui ont des limitations. Ce sont des gens qui ont réussi à améliorer leur sort, qui ont les compétences et les connaissances pour le faire. J’ai un ratio d’environ 83 % de personnes handicapées. Nous faisons partie du Conseil québécois des entreprises adaptées, qui est un regroupement d’entreprises adaptées ; il y en a 43 au Québec. Lorsqu’on fait partie de ce programme, l’exigence est d’avoir au minimum 60 % de personnes avec des limitations par rapport à 40 % de personnel sans limitation. Alors, nous avons un bon score à ce niveau. Si j’ai un poste qui ouvre, je vais toujours essayer d’aller trouver une personne avec des limitations pour le combler. Des fois, ce n’est pas possible, alors nous allons à l’externe, mais c’est rare. Quand les postes stratégiques sont bien pourvus, nous sommes capables de nous organiser à l’interne.

 

M.-A.D. : Quand on parle de gens avec des limitations, parle-t-on seulement de limitations physiques ou bien aussi de limitations cognitives ?

M.R. : Nous rencontrons principalement trois types de limitations ici. Il y a les limitations physiques, des gens à qui il manque un membre, il y a aussi la déficience intellectuelle et les problèmes de santé mentale, qui représentent le ratio le plus important. Les jeunes que nous engageons le plus, ce sont des gens qui vivent avec des problèmes de schizophrénie, de paranoïa, de troubles anxieux. Ce sont des cas que nous voyons beaucoup plus souvent qu’auparavant, alors que nous engagions plutôt des personnes handicapées au sens où on le connaissait : handicapé physique ou handicapé intellectuel. Aujourd’hui, les maladies mentales représentent des problèmes très fréquents. Il faut que ce soit quand même assez sévère pour passer au comité d’embauche parce que n’entre pas ici qui veut ; il y a tout un processus de sélection. Le candidat doit être recommandé par Univers Emploi, ce candidat doit être autorisé par Emploi-Québec avec le représentant qui est au siège à Rimouski et ensuite par le sous-ministre. C’est Emploi- Québec qui décide si l’employé est apte à faire partie du programme ou pas. On regarde les diagnostics, les tentatives d’emploi sur le marché régulier, les expériences antérieures, personnelles et professionnelles, s’il y a lieu. Le programme n’est pas nécessairement permanent non plus. Parfois, l’embauche sera pour une période de temps limité afin de pouvoir évaluer les capacités. Nous sommes là pour servir de tremplin, mais les gens sautent rarement du tremplin un coup embauchés parce que nous offrons un milieu de travail protégé.

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« Nous créons des liens que nous ne créerions pas dans une entreprise régulière. »

 

M.-A.D. : Pour vous, ce doit être avantageux d’avoir quelqu’un qui est là à long terme parce que vous pouvez l’amener à se développer et vous connaissez ses forces. Il y a un lien qui est plus fort, non ?

M.R. : C’est l’avantage, mais en même temps, c’est une lame à double tranchant parce que ces personnes-là ont besoin de beaucoup plus que de trois jours de maladie par année. Ce sont des gens qui peuvent s’absenter des semaines, des mois, pour recevoir des traitements ou bien pour des rechutes. Cela dépend de la problématique. Mon taux d’absentéisme est très élevé. Nous avons beaucoup de gens, mais il y en a toujours 4, 5 ou 6 en arrêt de travail.

 

M.-A.D. : Comment est-ce que vous pouvez gérer le tout au quotidien ?

M.R. : Nous faisons notre possible ! Nous nous sommes ajustés. Je dirais que nous connaissons notre taux d’absence. C’est juste dommage de ne pas savoir qui va s’absenter. Alors, nous essayons de rendre les employés les plus polyvalents possible pour que la base puisse se faire. C’est sûr qu’il y a des tâches que seulement une ou deux personnes sont capables d’exécuter lorsqu’on touche à de la couture qui nécessite des travaux un peu plus délicats. Il y a des machines à coudre industrielles régulières, mais nous avons aussi toutes sortes de machines spécialisées plus difficiles à opérer.

 

M.-A.D. : Quels sont les défis au quotidien de gérer une entreprise adaptée et quels sont aussi les avantages ?

M.R. : Les défis, ce sont les perceptions de la clientèle. Puisque nous faisons partie du Conseil québécois des entreprises adaptées, les gens qui entendent parler de nous via ce réseau savent que nous sommes une entreprise adaptée. Pour ces clients-là, il n’y a pas de problème ; ils veulent faire affaire avec une entreprise adaptée et ils sont conscients que ce sont des gens avec des limitations qui travaillent sur le produit qui sera livré. Par contre, les clients qui ne nous connaissent pas sous ce volet-là et qui nous trouvent sur Internet parce qu’ils veulent avoir des sacs ou qu’ils veulent faire monter un prototype, si je leur dis systématiquement que nous sommes une entreprise adaptée, que nous engageons des personnes avec des limitations, je peux semer un doute dans leur tête. Il y a autant de réticence que cela. Souvent, nous n’en faisons pas mention. Ce n’est pas un angle que nous utilisons. Avant, j’apposais notre sceau d’entreprise adaptée avec notre logo, mais il a fallu que je modère, parce que les gens sont parfois craintifs au niveau de la qualité. Pourtant, nous confectionnons annuellement pour Hydro-Québec au-delà de 12 000 sacs de 30 modèles différents. Nous faisons de la grande qualité ; il n’y a jamais de retour sur nos produits parce que j’ai des gens très minutieux. Ces gens, nous les formons au contrôle de la qualité. Nous connaissons les forces et les faiblesses de nos employés, mais les clients de l’extérieur peuvent avoir une certaine réticence, et oui, même en 2018. Je l’ai essayé, je ne peux pas. Encore maintenant. Souvent, je vais le dire après deux ou trois commandes, parce que le client nous fait confiance ; tout va bien, les produits sont de qualité. À un moment dans la conversation, je peux le glisser. Mais ce n’est pas quelque chose que je vais faire systématiquement à cause des risques. C’est un gros défi pour les ventes. Même pour le développement des affaires. Mon représentant en articles promotionnels se promène sur la route et les gens demandent si c’est fait ici. Il dit que oui, c’est brodé chez nous. Ils nous demandent si la broderie va être droite. Au début, c’était fou. Maintenant, les clients nous connaissent. Ils savent que le travail est bien fait. C’est une question que les gens se posent régulièrement.

 

M.-A.D. : Et quels sont les avantages ?

M.R. : Les avantages, c’est que ce sont des employés très attachants. Nous créons des liens que nous ne créerions pas dans une entreprise régulière ou qui est axée sur la performance. Nous compensons la performance et la productivité par l’embauche. Nous engageons plus de monde pour faire le travail, ce qui valorise les gens, c’est du donnant donnant. J’en ai qui se lèvent à 5 h 30 le matin pour venir déjeuner ici avec leurs amis avant de travailler. Pour la majorité des gens, c’est leur principale sortie. Les salaires ne sont pas excessivement élevés, mais c’est plus payant que le salaire minimum ; nous avons une politique salariale basée sur le titre d’emploi et l’ancienneté, peu importe le niveau de rendement.

 

M.-A.D. : Un employé me disait qu’il ne se sentait pas jugé ici. Les employés peuvent s’épanouir financièrement, mais aussi personnellement, sentir qu’ils ont droit au travail, qu’ils sont des travailleurs eux aussi.

M.R. : Exactement. Plusieurs débutent leur emploi à l’âge de 45 ans, 50 ans, 55 ans. I ls disent qu’ils auraient aimé travailler toute leur vie, mais qu’ils n’ont pas eu la possibilité, et là, ils ont cette possibilité. Alors, on les forme comme s’ils avaient 20 ans et on les prend le temps qu’ils sont là. Notre doyenne, Micheline, va avoir 70 ans. Pour elle, son travail c’est sa vie. Elle ne pense pas encore à la retraite du tout !

 

M.-A.D. : Est-ce que l’embauche est un défi ? Es-tu en recrutement continuel ?

M.R. : Oui, l’embauche est un grand défi, comme je disais au début. Les critères sont tellement restreints maintenant parce que le gouvernement veut augmenter le placement des personnes handicapées sur le marché régulier. Alors, quand on est rendu à envisager l’entreprise adaptée pour un candidat, il y a une difficulté de plus. La limitation est plus sévère, elle est diagnostiquée, il y a eu des essais ailleurs. Dans le programme pour les entreprises adaptées, ils ont resserré beaucoup les conditions et les critères. Cela fait que les gens qui m’arrivent ici sont hypothéqués plus qu’avant. On peut moins bien les développer, ce sont des gens qui ont de plus gros problèmes et c’est difficile. De plus, il y a tellement moins de candidats qu’il a fallu débuter une formation au mois de février. Nous avons formé 12 opérateurs de machines à coudre industrielles. Nous en avons embauché quatre ici avec des limitations et il y en a huit qui ont été placés dans d’autres entreprises de la région en couture aussi. Nous avons monté des formations à l’interne et recherchons constamment des candidats pour fournir en main-d’oeuvre. Il ne se donne plus de cours de couture industrielle. Il n’y a plus de programme pour cela, à part ceux qui étudient en mise en marché de la mode, mais ce n’est pas le genre de candidats que nous recherchons ; ce sont plutôt des artistes et des créateurs. Nous, on fait du travail à la chaîne.

Témoignagnes des employés de Services Industriels RC

 

Guylaine Gendron | 58 ans

MARIE-AMÉLIE DUBÉ : DEPUIS COMBIEN DE TEMPS TRAVAILLES-TU ICI ?
Guylaine Gendron : Depuis avril 2017.
M.-A.D. : EST-CE QUE TU AIMES ÇA ?
G.G. : J’adore ça.
M.-A.D. : POURQUOI ?
G.G. : J’aime mon travail. Ça me permet d’être valorisée dans ce que je fais ; on est très valorisés dans ce qu’on fait. J’aime travailler manuellement aussi. Au début, j’ai déjà fait de la broderie. J’ai été pas mal polyvalente.
M.-A.D. : QUELLE EST TA LIMITATION ?
G.G. : Moi, c’était dû à une dépression.
M.-A.D. : MAINTENANT, EST-CE QUE ÇA VA MIEUX ?
G.G. : Ça va mieux.
M.-A.D. : LE TRAVAIL EST-IL MOTIVANT ?
G.G. : Oui, très motivant. On est une très belle équipe, une super belle équipe. Beaucoup d’entraide. Le monde est heureux de venir travailler ici.

juin30

Jocelyne Cloutier | 49 ans

MARIE-AMÉLIE DUBÉ : EST-CE QUE ÇA FAIT LONGTEMPS QUE TU TRAVAILLES ICI ?
Jocelyne Cloutier : Ç’a fait un an au mois de mars.
M.-A.D. : COMMENT EST-CE QUE C’EST DE TRAVAILLER ICI ?
J.C. : J’aime bien ça. J’avais déjà travaillé ici il y a trois ans et c’était un contrat. Puis, j’avais demandé à Michèle si elle avait de besoin à nouveau, si elle pouvait me contacter parce que j’aimais travailler ici. Elle a communiqué avec moi et je suis revenue depuis le mois de mars et elle m’a engagée à temps plein.
M.-A.D. : COMMENT TROUVES-TU CELA DE TRAVAILLER AVEC DES CLIENTÈLES QUI ONT DES LIMITATIONS ?
J.C. : Je n’ai pas de problème, je suis bien dans l’entourage.
M.-A.D. : EST-CE QU’IL Y A UNE BELLE COLLABORATION ENTRE TOUS LES GENS ICI ?
J.C. : Oui, tout le monde se parle, personne ne juge personne dans le fond, c’est bien. Il n’y a pas de préféré, tout le monde se parle. Moi, je parle à tout le monde. Je suis une personne quand même assez joviale. Je n’ai pas de misère, j’aime bien travailler avec eux. J’étais très contente quand Michèle m’a rappelée pour me dire qu’elle avait un poste pour moi.
M.-A.D. : FAISAIS-TU DÉJÀ DE LA COUTURE AUPARAVANT DANS TA VIE ?
J.C. : Chez moi, oui. Mais je travaillais avant dans une buanderie où je faisais de la couture, mais plus de la réparation, pas de la confection comme on fait là.

juin31

Yves Michaud | 51 ans | Déficience intellectuelle légère (D.I.)

MARIE-AMÉLIE DUBÉ : DEPUIS COMBIEN DE TEMPS TRAVAILLES-TU ICI ?
Yves Michaud : Deux ans.
M.-A.D. : EST-CE QUE TU AIMES ÇA ?
Y.M. : Oui !
M.-A.D. : POURQUOI ?
Y.M. : C’est bon.
M.-A.D. : EST-CE QUE TU AS UNE BELLE RELATION AVEC LES AUTRES GENS AVEC QUI TU TRAVAILLES ?
Y.M. : Oui, oui.
M.-A.D. : EST-CE QUE TU SENS QUE TA PLACE EST RESPECTÉE ICI ?
Y.M. : Oui, oui.
M.-A.D. : SENS-TU QU’IL Y A DES JUGEMENTS ?
Y.M. : Non.
M.-A.D. : EST-CE QUE TU TRAVAILLES À TEMPS PLEIN ?
Y.M. : Oui.
M.-A.D. : QUEL EST TON TRAVAIL ICI ?
Y.M. : Découper des matériaux.
M.-A.D. : EST-CE QUE TU AIMES TRAVAILLER AVEC TES MAINS ?
Y.M. : Oui.
M.-A.D. : EST-CE QU’IL Y A QUELQUE CHOSE QUE TU AIMES MOINS ?
Y.M. : Euh, non !
M.-A.D. : LE MATIN, C’EST LE FUN DE VENIR TRAVAILLER ?
Y.M. : Oui.

 

 

 

 

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