Texte | Michel Lagacé
J’ai terminé le nouveau livre L’ordre du temps du physicien italien et professeur à l’Université de Marseille Carlo Rovelli, que m’a donné une amie artiste avant de partir en octobre pour la France.
J’avais déjà lu et été enthousiasmé par son autre livre et best-seller : Sept brèves leçons de physique (Odile Jacob, 2015). Je m’en suis d’ailleurs servi pour écrire l’article « L’univers a une histoire » dans le numéro 10 (juillet 2018) de La Rumeur du Loup. Cette fois, c’est le temps qui intéresse cet auteur. Il arrive dans ce livre à nous faire comprendre que « le mystère du temps a peut-être davantage à voir avec ce que nous sommes, plutôt qu’avec le cosmos ».
Le plus étrange, c’est qu’avant de lire Rovelli, je relisais le livre Conférences de Jorge Luis Borges que j’avais acheté en 1986 selon la note manuscrite en début de page (Folio essais, Gallimard, 1985, pour la traduction française). J’avais mis de côté ce livre regroupant douze conférences prononcées à Buenos Aires en 1977 et 1978, me consacrant à la lecture de Rovelli. Quand j’ai repris ma lecture de Borges, quelle fut ma surprise de voir que la dernière conférence dans ce livre portait sur « Le temps ». Par des détours différents, mais certaines références similaires, Borges arrivait « en gros » à la même conclusion. Voici un long extrait de cette conférence :
« Prenons l’instant présent. Qu’est-ce que l’instant présent ? C’est le moment qui comporte un peu de passé et un peu d’avenir. Le présent en soi est comme le point en géométrie. Le présent en soi n’existe pas. Ce n’est pas une donnée immédiate de notre conscience. Nous avons donc ce présent et nous voyons qu’il est graduellement en train de devenir du passé, en train de devenir de l’avenir.
Il y a deux théories du temps. La première qui correspond, je crois, à ce que nous pensons tous, considère le temps comme un fleuve. Un fleuve qui coule depuis le commencement du temps, et qui est parvenu jusqu’à nous. Puis nous avons l’autre théorie, celle du métaphysicien anglais James Bradley. Celui-ci dit que c’est le contraire qui se passe, que le temps s’écoule de l’avenir vers le présent. Que l’instant où le futur devient du passé, c’est l’instant que nous appelons le présent.
Nous pouvons choisir entre ces deux métaphores. Nous pouvons situer la source du temps dans l’avenir ou dans le passé. Peu importe. Nous sommes toujours devant le fleuve du temps. Mais comment résoudre le problème de l’origine du temps ? Platon a donné la solution suivante : le temps procède de l’éternité et ce serait une erreur de dire que l’éternité est antérieure au temps. Car dire qu’elle est antérieure, c’est dire que l’éternité appartient au temps. »

Le physicien Rovelli a évidemment pris un tout autre chemin, passant par Einstein qui « comprend que le temps ne s’écoule pas de façon uniforme […] le soleil et la terre modifient justement l’espace et le temps autour d’eux […] chaque corps ralenti le temps autour de lui ». Pour Rovelli, autant que pour le philosophe grec de la Grèce antique Anaximandre qu’il cite, « les choses se transforment l’une dans l’autre selon la nécessité et se rendent justice selon l’ordre du temps. » Et selon le physicien, on est donc dans « un réseau d’événements qui s’influencent mutuellement ». C’est sans parler de la disparition complète de la notion de temps dans l’infiniment petit, autant que dans le cosmos, comme le montre l’observation des atomes et particules que fait la physique quantique.
On comprend où je veux en venir avec cette idée du temps long qui est le nôtre en ce moment ; il est moins ralenti par les autres corps qui sont toujours loin de nous, et comme il y a peu d’activité collective comme celles de la culture qui nous regroupent, les choses se transforment autrement. Rovelli va d’ailleurs chercher plusieurs de ces énoncés du côté de la poésie comme dans le poème du poète persan Saadi de Chiraz, celui qui a écrit « Les vers lumineux » inscrits à l’entrée du siège de l’ONU :
« LES ENFANTS D’ADAM SONT DU MÊME CORPS CRÉÉS TOUS DE LA MÊME ESSENCE SI UN MEMBRE EST AFFECTÉ LES AUTRES AUSSI SE SENTIRONT BOULEVERSÉS TOI QUI IGNORES LA PEINE D’AUTRUI TU NE MÉRITES PAS QU’ON T’APPELLE HOMME. »
La lecture de ces citations devrait vous amener comme elle m’a amené à relativiser ce temps long qui est le nôtre en ce moment, car on a tous l’impression durant cette pandémie de vivre à la fois un temps long imprégné autant du passé que de l’avenir…
