Le conte selon Mafane

Texte | Priscilla Winling

P.W. : Qu’est-ce que veut dire Mafane ?

M. : Mafane, c’est le nom d’une plante qui pousse à Madagascar et en Amérique du Sud, dont on mange les feuilles et les petites fleurs jaunes. Ce n’est pas tout le monde qui aime ça, parce qu’elle change le goût des choses. Ça donne une sensation qui est proche de l’anesthésie chez le dentiste, alors ça peut dérouter les gens, mais si l’on mange autre chose après, ça sublime le goût, ça l’intensifie. C’est une plante qui entre dans les recettes traditionnelles notamment de Madagascar, d’où vient ma mère, et l’on s’en sert beaucoup à la Réunion. Ma mère cuisine beaucoup avec ça. C’est quelque chose qui est en lien avec mes racines.

P.W. : Ton nom de scène est celui d’une plante qui change le goût des choses, les fait percevoir différemment. Tu es conteuse. Quel est le lien avec ta démarche artistique ?

M. : C’est un peu ce que je prétends faire en racontant. Lorsqu’il y a des histoires ou des images qui ont l’air anodines, elles peuvent prendre un tout autre sens, un tout autre poids à travers la manière qu’elles sont racontées. Pour moi, c’est ça le chemin du conte.

P.W. : Est-ce que ça fait longtemps que tu es conteuse ?

M. : Oui, depuis une douzaine d’années.

P.W. : Le Rendez-vous des Grandes Gueules, qui rassemble des conteur·euse·s de toutes origines et des spectacles de tous formats, t’a invitée. Est-ce que tu vois des particularités et des façons de conter selon l’endroit d’où l’on vient ? Y a-t-il des traditions très distinctes les unes des autres ?

M. : C’est sûr que oui. Il y a des traditions orales qui sont très particulières. Par exemple, chez moi en Réunion, il y a beaucoup de « kriké-kraké ». Le·la conteur·euse va dire « kriké ! » et le public doit répondre « kraké ! ». Si le public ne répond pas ou ne répond pas avec assez d’enthousiasme, techniquement, la personne qui raconte n’a plus le droit de continuer. C’est une façon de demander la parole et aussi de faire circuler l’énergie entre le·la conteur·euse et le public. C’est quelque chose que j’utilise relativement peu parce que j’ai remarqué que ça n’a pas le même sens ici ; ça déroute un peu les gens. Et puis, j’ai commencé à m’intéresser au conte en arrivant ici. Évidemment, j’ai vu les conteur·euse·s à la Réunion quand j’étais petite, mais c’était déjà un art qui a tendance à se perdre un peu, comme ici aussi. Heureusement, on voit un renouveau depuis plusieurs années ; les gens se réapproprient leur parole.

C’est vraiment quand je suis arrivée ici que j’ai commencé à m’intéresser à cette forme d’art. J’ai débuté avec des contes de l’océan Indien parce que c’était une façon pour moi de parler créole. Il n’y avait personne qui parlait créole ici. Aujourd’hui, il y a heureusement une communauté créolophone qui se développe, surtout dans le coin de Montréal, mais ailleurs au Québec aussi. Pouvoir placer des expressions créoles ça et là, pouvoir parler de chez moi, et que ça ait du sens pour les gens a vraiment été mon premier pont vers le conte.

Le conte, un chemin vers la transformation

P.W. : À force de festivals et de pratiques, est-ce que le fait de découvrir d’autres façons de conter, d’autres styles influence ta manière de conter, ou tiens-tu à garder le style réunionnais ?

M. : C’est difficile à dire, car je n’utilise pas tant que ça les codes du conte créole de la Réunion. Je les aime beaucoup, je trouve qu’ils ont un sens qui est très profond, mais ils s’adaptent parfois mal. On me l’a dit après coup, « moi, ça m’a dérangé durant l’écoute », et ce n’est pas ce que je veux. Comme pour le « kriké-kraké », autant chez nous c’est une façon de voir si le public est bien avec toi avant de continuer, autant ici ça interfère ; mais c’est peut-être parce que je ne le faisais pas comme il faut. J’ai tendance à rester plus proche de la parole, sans artifice, le moins de décors possible, le moins d’interférence possible. Je trouve qu’il y a des conteur·euse·s qui le font de façon magistrale, et ça marche extrêmement bien. J’adore le voir. Mais j’ai très vite appris qu’il fallait que je reste moi. C’est sûr qu’on a des influences, des gens qui nous touchent tellement que ça crée des inspirations plus ou moins conscientes, mais il ne faut pas essayer d’être quelqu’un d’autre.

P.W. : Il y a des choses liées aux traditions et à l’endroit où l’on est né·e qui ne se transposent pas, finalement. L’histoire peut voyager d’une culture à l’autre, mais la façon de la raconter, qui est propre à la Réunion, va rester là-bas. Tout n’est pas soluble dans tout, et ce n’est peut-être pas plus mal.

M. : Oui, et cette façon, ce lien avec le public se retrouve dans beaucoup de sociétés créoles, pas juste à la Réunion. J’ai aussi entendu des conteur·euse·s africain·e·s qui avaient des méthodes similaires. Je garde mes codes, mes traditions vraiment pour les contes de l’océan Indien. Je suis d’accord avec le fait que tout n’est pas transposable et je ne crois pas que ce soit nécessaire d’essayer à tout prix. Il suffit de se poser la question : « Avec quoi suis-je à l’aise ? Qu’est-ce que j’ai envie de créer avec le public et comment je le fais ? » J’aime beaucoup cette manière de demander la parole, peut-être qu’un jour je vais la réintégrer autrement. Ça fait partie de ma recherche, savoir ce qu’on amène avec soi, et quelle part on doit transformer en arrivant ailleurs pour que ça continue d’avoir du sens. Il faut être prêt·e à la transformation, et c’est quelque chose qui peut être très difficile à accepter. Mon dernier spectacle, La ruée vers l’autre, a été une façon pour moi de faire la paix avec beaucoup de ces choses-là, de me dire : « OK, il y a des choses qui, si j’essaie de les transposer, n’ont plus de sens. Pourquoi sont-elles si importantes pour moi ? Qu’est-ce qui est à l’origine de ces rituels, et comment puis-je faire en sorte qu’ils continuent à avoir du sens ici ? » C’est vraiment par une transformation ; et pour moi, ça a pris vraiment beaucoup de travail.

P.W. : Je pense qu’effectivement il faut accepter de ne plus voir ce qu’on laisse, ce qui n’est pas transposable, comme une perte, mais plutôt comme une façon d’évoluer. Il y a une part d’abandon à aller vers l’autre. Je ne pensais pas que le conte pouvait aller aussi loin ! C’est vraiment beau à entendre.

M. : Absolument. Et pour s’abandonner, ça prend une grande part de courage.

P.W. : Qu’as-tu prévu de faire pour le Rendez-vous des Grandes Gueules ?

M. : Le 8 octobre, on va faire le lancement du livre La ruée vers l’autre. Je suis vraiment très contente de pouvoir faire ça avec les Grandes Gueules, La Quadrature et Planète rebelle, l’éditeur, qui coordonnent l’événement. Ça va avoir lieu au bout du quai, à Trois-Pistoles, et nous avons créé un concept pour que ça fonctionne en temps de COVID. Il y aura une radio pirate pendant toute la durée du festival, qui sera diffusée à Trois-Pistoles et aux alentours. Il y aura une partie entrevue et une partie balado, car le livre s’accompagne d’une baladodiffusion. Un des balados est déjà en ligne, et la deuxième sortira le 8 octobre. Ça sera une écoute publique ; les gens pourront venir avec leur voiture pour écouter la radio pirate. Il y aura aussi quelques voitures désinfectées pour ceux qui viennent à pied. J’ai vraiment très hâte de pouvoir faire découvrir tout ça.

P.W. : Dans le contexte de pandémie, c’est une manière d’explorer d’autres formes finalement, une occasion de transformer un spectacle qui existait de manière classique.

M. : Oui, c’est intéressant, car on revient toujours à la même chose : la difficulté de laisser aller pour se tourner vers une transformation bénéfique. Quand on est artiste, la relation à l’autre est tellement importante, et c’est vrai que c’est difficile de perdre un peu ça. Mais avec quelques précautions, on peut quand même retrouver un peu la scène ; ça reste encore possible malgré les distanciations. Trouver d’autres avenues permet aussi de créer une proximité autrement. L’audio est vraiment un médium très intéressant pour le conte. Avec La Quadrature, on a fait une exploration sonore pour voir ce que le son peut raconter et qu’est-ce que ma voix va raconter.

P.W. : Est-ce que tu peux nous préciser qui sont les gens de La Quadrature ?

M. : Alors, ce sont Nicolas Rochette, Paul Bradley, Céline Jantet et Kevin Gravier. J’ai travaillé surtout avec Nicolas pour ce projet et avec Simone D’Ambrosio, conceptrice sonore d’Audiotopie. On a fait un travail sur plusieurs mois. On est allées vers la saturation puis revenues vers quelque chose de plus équilibré, plus simple. Mais ça a été un formidable parcours. Et il nous reste encore une histoire à faire dans les prochains mois.

P.W. : Le balado te permet d’ajouter une dimension de conception sonore pour enrichir tes contes. Est-ce que tu enregistres ta voix avant la conception sonore ou ça se fait en même temps ? Est-ce que le son influence ce que tu racontes, ou l’inverse ?

M. : Absolument. On a fait une première maquette de la voix, puis une réécriture sonore du conte. Ensuite, on part beaucoup du son pour réenregistrer la voix et supprimer les passages qui n’ont plus besoin d’être racontés, car le son s’en occupe. En tant qu’artiste, je trouve que c’est une façon fantastique de redécouvrir mon travail, de créer du neuf.

P.W. : As-tu quelque chose que tu aimerais ajouter pour conclure ?

M. : Eh bien, j’ai très hâte de revenir à Trois-Pistoles, retrouver le fantastique public que j’ai déjà rencontré il y a quelques années ! C’est vraiment une chance pour moi, surtout que le festival a lieu malgré les circonstances. Je tiens à saluer la créativité des diffuseur·euse·s et organisateur·trice·s qui se réinventent avec un enthousiasme contagieux. Sans eux·elles, ce ne serait pas possible.

Suivez Mafane sur Facebook pour écouter les balados accompagnant son livre La ruée vers l’autre : www.facebook.com/Mafane

Écoutez l’entrevue complète en baladodiffusion en cliquant ici

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