Par Frank Malenfant, illustration par Tommy Parker, tommyparker.co.uk
Nous vivons à une bien drôle d’époque. Après des millénaires de progrès et plus d’un million d’années d’existence, l’humanité constate qu’elle échoue encore à nourrir et à éduquer tous les humains qui la composent. Pourtant, ceux qui ont le plus de pouvoir de changer les choses réussissent à se réfugier dans l’individualisme et l’apathie totale sans en faire de cas de conscience. Comment cela se fait-il?
Attention, je ne blâme pas ici le petit travailleur occidental qui a bien peu de pouvoir à lui seul d’avoir un impact, même s’il donnait tout son argent, sur la misère vécue par des milliards de ses congénères, mais je pose la question à savoir pourquoi, collectivement, nous pouvons réussir à ignorer tous ces gens sans rien faire.
Pas besoin d’aller en Afrique ou en Amérique centrale pour constater les inégalités sociales. Il y en en a partout. Il y a ici des gens privés de leur dignité par la pauvreté, notamment les aînés. Et tous ces autres humains sans défense : enfants, handicapés et malchanceux, qui sont laissés pour compte. Parce qu’on n’a pas d’argent; parce qu’on n’a pas de temps; parce que la dette… Comme on le disait dans le film La belle verte : « si t’as pas de monnaie, t’as rien! », même pas à manger.
Pourtant, si on s’intéresse notamment à la création monétaire et à son histoire, on sait qu’un État pourrait créer de l’argent ex nihilo pour offrir un revenu à tous ses citoyens ou pour répondre à tout besoin de première nécessité. L’État possède le pouvoir de création monétaire et pourrait agir ainsi tout en contrôlant l’inflation par des mécanismes pour retirer de l’argent de la circulation. Ce genre de mécanisme a existé avec les Quakers aux débuts de la Pennsylvanie alors que l’intérêt que les emprunteurs remboursaient à la banque publique était déterminés selon cet objectif de contrôle de l’inflation. Donc, non seulement ceci est possible, mais ça a déjà été fait! Dans le cas de la Pennsylvanie, ce fut aboli, car l’Angleterre et sa banque centrale ne voyaient pas un tel système d’un bon oeil.
« S’il n’y en a pas pour tout le monde, alors la compétition est inévitable, les écarts de richesse, la norme; les plus faibles crèveront, c’est la dure loi de la vie. Rien à y faire. C’est le darwinisme social. »
Mais pourquoi? Pourquoi, si nous avons sur cette terre suffisamment d’eau et de nourriture pour tout le monde, des millions de gens meurent-ils de faim? Pourquoi tant de gens n’ont-ils pas de toit quoique nous puissions offrir aux plus faibles un revenu de base pour couvrir leurs besoins de base et un salaire à vie pour rémunérer toute personne apte à travailler, et ce, qu’on ait besoin ou non de son travail? Pour la même raison que les concepts que j’énumère ici vous semblent utopiques; parce que nous vivons et avons grandi dans la rareté.
« S’il y avait de la nourriture et de l’argent pour tout le monde, on le saurait! Et si nous souhaitions répartir équitablement toutes les ressources, alors tout le monde en manquerait égal, on sait tous où le communisme nous à menés! » Pourtant, il est reconnu que nous sommes en mesure de produire de la nourriture pour nourrir plus de 10 milliards d’êtres humains, même en agriculture biologique! Et pour ce qui est de l’argent, ce n’est pas comme si nous en étions encore à l’étalon-or! En bref, il n’est pas question ici de communisme et d’empêcher les plus travailleurs de gagner plus d’argent, simplement d’éliminer l’aberration sociale qui fait qu’une personne née sur Terre peut mourir simplement parce qu’elle n’a pas gagné assez d’argent pour survivre.
Or, cette impression de rareté généralisée est très importante pour les plus riches et les plus puissants d’entre nous. S’il n’y en a pas pour tout le monde, alors la compétition est inévitable, les écarts de richesse, la norme; les plus faibles crèveront, c’est la dure loi de la vie. Rien à y faire. C’est le darwinisme social.
Le darwinisme social est une extrapolation erronée de la théorie de l’évolution. Cette théorie de Darwin affirme qu’au cours des siècles, des mutations aléatoires créeraient des différences entre les membres d’une même espèce et que ces mutations pourraient constituer un avantage important dans la survie de certains individus par rapport à d’autres en périodes difficiles ou de compétition extrême. Or, Darwin, et Kropotkine ne manquera pas de le faire remarquer en 1902 lorsqu’il écrivit L’Entraide, un facteur de l’évolution, « signale comment, dans d’innombrables sociétés animales, la lutte pour l’existence entre les individus isolés disparaît, comment la lutte est remplacée par la coopération, et comment cette substitution aboutit au développement de facultés intellectuelles et morales qui assurent à l’espèce les meilleures conditions de survie. Il déclare qu’en pareil cas les plus aptes ne sont pas les plus forts physiquement, ni les plus adroits, mais ceux qui apprennent à s’unir de façon à se soutenir mutuellement, les forts comme les faibles, pour la prospérité de la communauté1. »
En bref, lorsque la survie de l’espèce n’est pas menacée, les animaux sociaux, comme les humains, vont favoriser la formation de sociétés afin d’assurer leur survie individuelle. Selon Kropotkine, les espèces qui, consciemment ou non, abandonneraient cet esprit de collaboration se condamneraient à l’extinction. Sous cette perspective, nous voici donc à la croisée des chemins. D’un côté, nous avons la suite de l’individualisme, de l’austérité, des écarts de richesse, de l’extraction des ressources naturelles et du réchauffement climatique. De l’autre, nous avons un retour à l’instinct social et empathique de l’humain qui mènera à une redéfinition de la société vers des objectifs terre à terre : les vraies « vraies affaires », soit le respect des limites de la planète et le droit pour tous à une vie décente. Notre capacité à oeuvrer collectivement pour la survie de l’espèce est aujourd’hui remise en doute par une construction sociale déconnectée de notre humanité. Tout dépend maintenant de nous.
1Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, réédition française par les Éditions Écosociété (2001), p. 40-41.
La Rumeur du Loup, édition 72 Janvier – février 2015