texte Priscilla Winling
Jeune Juliette, le quatrième long métrage d’Anne Émond, est en cours de montage au moment de l’entrevue et devrait sortir pour l’été 2019. C’est l’occasion de revenir sur ce film en train de se faire, un peu comme Juliette, son personnage principal, entre innocence joyeuse et prise de conscience, corps d’enfant qui s’achève pour laisser place à une adulte en devenir, face aux regards, pas toujours tendres, de ce monde à conquérir.
Priscilla Winling : Jeune Juliette, est-ce une variation d’un teen movie ?
Anne Émond : Jeune Juliette n’est pas un film sur la puberté, ni les premières amours, même si Juliette fait ses premières expériences charnelles, ce n’est pas cela le sujet principal. C’est plutôt un film sur la prise de conscience de son corps vu par les autres. Les autres désignant tous ceux qui se trouvent en dehors de la bienveillance indifférente des amis d’enfance et de la famille. C’est un film sur ce moment où tu perds l’inconscience de ta perception de toi-même et, surtout, celle des autres sur ton apparence. Le film s’attache sur comment accepter ce corps qui est le tien. Ou, dans le cas de Juliette, continuer à l’aimer et ne pas accorder trop d’importance aux brimades et moqueries parce qu’elle est trop ronde. Parce qu’elle s’en fout complètement. Juliette, incarnée par Alexane Jamison, est une fille vive, dégourdie et drôle. Comment réagit-on avec une personnalité pareille à cette période vulnérable et formatrice face à une société malade d’une perfection fantasmée et malsaine, si peu ouverte à la différence ou la diversité des corps ? Comment voir clair dans la confusion de ton corps et ta tête qui se font la course entre l’enfance et l’âge adulte, où tu essayes maladroitement de susciter le désir, ce nouveau monde inconnu, effrayant et excitant, parce que tu veux savoir si quelqu’un va t’aimer et qui va le faire ? Voilà les questions que Juliette se pose.
P.W. : Comment passe-t-on des longs métrages dramatiques à Jeune Juliette ?
A.É. : Mes trois premiers films étaient très sérieux et sombres. Quand on fait un film, ça occupe de trois à cinq ans, on s’en imprègne profondément. Les sujets traitaient de questions existentielles, de maladie mentale, de dépression. C’était… intense. J’étais en train d’écrire un nouveau scénario, mais ça n’avançait pas, j’étais bloquée. Je crois que j’avais envie de sortir de cette atmosphère un peu pesante. Et puis, d’un coup, facilement et avec beaucoup de plaisir, le personnage de Juliette m’est venu, et je l’ai suivi. Juliette, ce n’est pas mon avatar. J’y ai mis beaucoup de moi, c’est vrai, mais j’ai tout autant inventé : la mère absente, le père sage, aimant et présent pour répondre aux questions de Juliette, par exemple. Avec Juliette, je reprends les droits sur ma propre histoire. Moi, j’étais timide, réservée. Juliette, elle, ne s’en laisse pas conter. Elle est comme j’aurai voulu être à 14 ans : une personnalité pleine de vie, drôle, aux commandes de sa propre histoire. Si je devais répondre à la question sur le choix du thème du film, du personnage de Juliette, c’est le plaisir que j’ai eu à l’écrire. C’est venu comme ça. J’ai tout autant eu de plaisir à le tourner.
P.W. : L’histoire de Jeune Juliette est contemporaine alors qu’elle s’inspire de votre expérience d’adolescente dans les années 1990. Comment avez-vous connecté votre expérience à une autre époque ?
A.É. : L’histoire de Juliette se passe aujourd’hui, mais elle restitue les émotions que j’ai ressenties à mon adolescence. Je n’ai pas voulu renforcer le côté technologique, les téléphones intelligents, les réseaux sociaux. Je ne voulais pas faire un film de gadgets qui seraient vite dépassés… J’ai essayé de rendre l’atmosphère et les émotions par lesquelles on passe tous, quelle que soit l’époque. Cela dit, mes comédiens m’ont appris à utiliser Instagram !
P.W. : Comment le tournage s’est-il passé avec autant de jeunes comédiens ?
A.É. : Mes comédiens principaux ont l’âge de leur personnage, et c’était leur première grosse expérience de tournage. Je pensais que j’allais ressortir épuisée du tournage parce que les jeunes acteurs, il faut bien les accompagner, beaucoup échanger avec eux, les former et surtout, faire en sorte que leur première expérience de tournage de long métrage soit satisfaisante. J’ai dépensé beaucoup d’énergie, c’est vrai, mais mes jeunes acteurs m’ont renvoyé la même, avec leur candeur, leur vie, leur beauté et leur fraîcheur. Ils m’ont beaucoup appris et, surtout, ont compris les émotions et le message que je voulais passer. Alexiane (qui joue le rôle de Juliette), à la lecture du scénario, s’est reconnue dans le personnage, ses émotions, ses réactions. Ça m’a confortée dans ma volonté de me concentrer sur l’universalité de l’expérience, le rapport au corps qui change, surtout quand le tien ne correspond pas (et n’a jamais correspondu) aux standards de la société.
Voilà de quoi parle le film… du rapport au corps, de la perception qu’on en a, de la perception qu’en ont les autres et de la façon qu’on décide de l’aimer, mais traité de manière légère et lumineuse, souvent drôle, parfois moins. Une comédie dramatique, un peu comme la vie. C’est le chemin de Juliette à la fin de son enfance, quand on lui dit « T’es grosse » jusqu’au moment où elle refuse de changer, refuse d’être mal dans sa peau et répond : « Ben ouais, et si ça ne te plaît pas, je ne peux rien pour toi. » Et on a bien envie de l’accompagner un bout.