Texte | Sylvie Saint Arneault
Johanne Lemieux. Pour le parent adoptant et la femme adoptée que je suis, ce nom évoque beaucoup : le réconfort, la compréhension du processus et l’amour. L’amour. Pas celui qui est supposé tout régler, mais celui qui remplit le coeur en mettant des mots sur le ressenti. Discussion avec elle pour comprendre ce qui a mené cette travailleuse sociale de formation, mère de trois enfants adopté·e·s, à l’expérience et l’expertise que sont les siennes… Entrevue avec un être d’exception.
Marie-Amélie Dubé (MAD)/Sylvie Saint Arneault (SSA) : Parlez-nous de votre parcours.
Johanne Lemieux (JL) : Pour une raison inconnue, j’ai toujours été fascinée par l’adoption. Tous mes travaux scolaires, tant au cégep qu’à l’université, traitaient du sujet. Dans ma vie personnelle, quand j’ai rencontré le père de mes enfants, la famille se dessinait avec deux enfants biologiques et deux enfants par adoption. L’histoire ne s’est pas passée ainsi… Nous avons fait notre première demande d’adoption en 1985. C’était rare à l’époque. S’en est suivie l’évaluation psychosociale par le centre jeunesse, trois ans plus tard ! Notre dossier n’était toujours pas envoyé ! Au départ, notre choix s’est tourné vers la Chine. Par un concours de circonstances, notre première fille, un bébé naissant, est arrivée de… Sainte-Foy ! Puis, un garçon de Thaïlande, et une fille du Cambodge.
Le fait d’être mère adoptive m’amenait beaucoup de questions sur les comportements que j’observais. J’ai consulté des professionnel·le·s très compétent·e·s… pour me faire dire des niaiseries ! J’ai donc poursuivi ma quête de réponses, et au début des années 90, j’ai mis la main sur des ouvrages écrits par des travailleur·euse·s sociaux·ales américain·e·s (Understanding Child Abuse and Neglect, National Research Council, 1993; et Child Abuse and Neglect: Facing the Challenge, Wendy Stainton Rogers et coll., 1989), parlant des comportements chez les enfants placé·e·s en famille d’accueil. J’y ai enfin trouvé une bonne partie de mes réponses.
L’arrivée d’Internet a mené des associations de parents adoptants à distribuer leurs ressources en ligne. C’est durant cette période que je me suis mise à écrire sur l’adoption et à partager ce que je savais. À l’époque, c’était une réalité méconnue, voire taboue, et ces informations résonnaient non seulement pour les parents adoptants, mais aussi auprès des adultes qui étaient adopté·e·s. On était convaincu·e·s qu’un·e enfant par adoption devait absolument se comporter comme un·e enfant biologique, ce que j’appelle « un·e enfant modèle de base ». Le moindre problème ou souci rendait cet·te enfant bizarre, « anormal·e ». « Voyons donc ! Vouloir rencontrer ses parents biologiques, être insécure, c’est épouvantable ! Il·Elle devrait être reconnaissant·e ! » Donc, l’enfant adopté·e devait entrer dans le moule ou il·elle devenait « pathologique ».
J’ai trouvé une troisième voie, celle de la « normalité adoptive ». Ce que les personnes adoptées vivent est tout à fait « normal » ; elles ont des « options supplémentaires », ce qu’elles vivaient n’était pas bizarre ou pathologique. Je suis allée suivre plusieurs formations aux États-Unis, principalement en enjeux d’attachement et en traitement des chocs post-traumatiques précoces. Car oui, même si un bébé ne se souvient pas d’avoir été séparé de sa mère, son corps se souvient de la terreur qu’il a vécue à ce moment et de la peur de mourir d’être séparé du corps qui t’a fait vivre.
Comme j’écris en français, on a commencé à me lire en Europe, on m’a invitée à faire des conférences, tout en occupant un emploi de travailleuse sociale en CLSC. J’ai fini par quitter le domaine de la santé pour fonder le Bureau de Consultation en Adoption de Québec. Mon travail consistait surtout à faire des évaluations psychosociales (étape obligatoire pour faire une demande d’adoption durant laquelle les parents doivent être évalués par un·e psychologue ou un·e travailleur·euse social·e afin de démontrer leurs compétences parentales, NDLR), mais aussi des consultations post-adoption et de la formation aux parents. Au début des années 2000, j’ai écrit un premier livre, L’enfant adopté dans le monde (en quinze chapitres et demi) en collaboration avec le docteur Jean-François Chicoine et l’infirmière Patricia Germain. Il·Elle·s abordaient les aspects médicaux et développementaux de l’enfant par adoption, et moi, les aspects psychosociaux et de l’attachement. Puis sont venus deux ouvrages faisant partie d’une trilogie avec Québec Amérique.
Il y a deux ans, j’ai reçu une invitation extraordinaire pour participer à une commission d’expert·e·s en France, sur l’invitation du président Macron, sur les meilleures pratiques biopsychosociales des 1000 premiers jours de l’enfant (adopté·e ou non). Nous n’étions que trois étranger·ère·s : un psychiatre suisse, une pédagogue norvégienne et moi. Le président de la commission était Boris Cyrulnik, célèbre psychanalyste français.
MAD : Si l’on compare les années 80 à aujourd’hui, on est parti·e·s d’où, on est rendu·e·s où, et qu’est-ce qui reste à faire, tant au niveau national qu’international?
JL : Je dirais qu’on est parti·e·s presque d’une grande noirceur. Le Québec a toujours adopté ; c’est un peu dans sa nature. Malgré cela, l’adoption restait enchâssée dans une espèce d’aura de charité, un geste très catholique pour effacer ce que ces enfants-là avaient subi, soit parce qu’il·elle·s n’avaient plus de parents, soit parce qu’il·elle·s étaient né·e·s hors mariage et étaient « de second ordre ». Cette croyance mettait un grand poids sur les enfants adopté·e·s qui devaient se conformer à un moule, pour prouver leur identité, leur appartenance, la légitimité du lien à leurs parents adoptifs et à la société. Ces enfants n’avaient pas le droit d’avoir des besoins hors normes ni de vouloir retracer leurs origines. Malheureusement, c’est une mentalité qui reste encore aujourd’hui ; l’adoption devrait être « rédemptrice » et effacer tout ce que les enfants ont vécu avant.
Il y a un auteur américain que j’aime beaucoup, Bruce Perry, qui a dit : « Il ne faut pas demander aux enfants ce qui ne va pas chez eux·elles. Il faut leur demander ce qui leur est arrivé. » Aujourd’hui, la majorité des parents prennent le temps de lire et de se préparer. Il y a beaucoup moins de préjugés. Mais il manque encore des professionnel·le·s pour accompagner les parents dans le processus d’adoption. Les professionnel·le·s ne sont pas toujours formé·e·s non plus, manquant de savoir-faire et de savoir-être ou pataugeant dans l’incertitude, sans tout mettre sur la faute de l’adoption ou nier ce qui est présent.
Les services de périnatalité sont importants dans notre société. On sait à quel point les premiers mois et premières années d’un·e enfant sont décisifs pour lui·elle, mais la réalité de l’adoption est encore très peu soutenue. Il n’y a pas de « périadoption ». Ça fait longtemps qu’on se bat pour ça. Pas de cours prénataux pour les adoptant·e·s. Pour l’infirmière qui visite les nouveau-né·e·s, ça n’a pas de sens de visiter un·e enfant adopté·e qui arrive à 3 ans. Il faut que les professionnel·le·s soient formé·e·s dans le domaine, sinon il·elle·s ne peuvent pas soutenir les parents de façon adéquate. Il manque de services pour normaliser les comportements autour de l’adoption. Mais ça s’en vient. Le Québec reste un pionnier dans le domaine de l’adoption.
MAD : Est-ce qu’on sait pourquoi, au Québec, on a tendance à adopter beaucoup plus qu’ailleurs?
JL : De 1991 environ à 2006, on était la nation qui adoptait le plus per capita à l’international au monde ! Il y a des facteurs de protection au Québec, et des événements déclencheurs importants. Par exemple, une Québécoise, Pierrette Malo, a initié l’adoption en Chine partout dans le monde. Je fais des blagues en disant que les premiers colons qui sont venus ici s’en fichaient du lien du sang ! Ils n’avaient pas d’héritage, recommençaient à zéro, les femmes mourraient souvent en couche, les oncles et tantes prenaient les enfants, etc. Je pense que ç’a toujours été dans notre culture d’adopter. Plusieurs facteurs sociaux et historiques expliquent cette mentalité. La Loi sur la protection de la jeunesse était avant-gardiste dans les années 70, révolutionnaire partout dans le monde. Les enfants obtenaient par cette loi le statut de Canadien·ne, ainsi qu’une plus grande protection en comparaison avec ailleurs, ce qui rassurait les organismes d’adoption. Aujourd’hui, il y a encore bien des pays qui fonctionnent comme nous le faisions dans les années 50-60, où il y a encore des enfants né·e·s hors mariage, où le lien de sang est essentiel pour être considéré·e membre de la famille. La Convention de La Haye sur l’adoption internationale a aussi été déterminante pour que les pays fassent des efforts afin que l’adoption nationale soit priorisée. Les lois changent, mais les mentalités ne changent pas aussi vite. C’est à force d’en parler, de donner une voix aux personnes adoptées, et de mettre des mots sur leur réalité et de les normaliser qu’on sensibilise les autres à leur « normalité adoptive ».
SSA : Vous disiez que la formation n’est pas obligatoire pour les parents qui veulent adopter. Encore aujourd’hui? Quand on sait à quel point c’est important… J’en aurais eu besoin moimême quand j’ai adopté!
JL : Encore aujourd’hui, il y a tellement d’incompréhension. La préparation à l’adoption n’est pas seulement intellectuelle. L’attachement, c’est sensoriel. « C’est quoi le sens de vouloir retrouver ta mère biologique ?! »C’est sensoriel. Heureusement, beaucoup de pays d’origine exigent cette formation. Ici, c’est fortement recommandé, mais pas obligatoire. Il y a environ sept ans, j’ai travaillé avec d’autres professionnel·le·s pour mettre en ligne une formation pré-évaluation psychosociale, une sensibilisation pour les parents, mais ce n’est toujours pas disponible. Ça bouge lentement, mais ça bouge. Les années 90 ont été déterminantes au Québec dans le domaine de l’adoption, mais aujourd’hui, ça ralentit. Évidemment, la pandémie ne nous a pas aidé·e·s.
MAD : Quels sont les chantiers sur lesquels vous travaillez en ce moment?
JL : Je continue à m’impliquer pour la formation des professionnel·le·s, autant pour l’adoption nationale qu’internationale. Et je tiens à aller sur place, je n’aime pas faire ça en ligne. La formation est bâtie avec des mises en situation, des exemples concrets. Impossible de faire ça devant un écran. Je travaille aussi sur un livre concernant les adolescent·e·s adopté·e·s, les « Ados-ados », les 12-21 ans ! La marche pour devenir adulte pour un·e enfant adopté·e est très haute, savoir comment s’autoapaiser et être autonome. Le passage est déjà difficile sans être adopté·e ; pour l’adolescent·e adopté·e, son corps sait déjà ce que c’est d’avoir été seul·e, non protégé·e et en danger. Les enjeux post-traumatiques se réactivent en devenant un·e jeune adulte qui doit combler ses propres besoins. L’enfant passe d’être le personnage secondaire du téléroman de son parent à être le personnage principal de son propre téléroman… David Brodzinsky, psychologue et spécialiste en adoption, a mis en lumière les tâches supplémentaires à chaque phase de développement. C’est plus d’ouvrage !
Les recherches sur le choc post-traumatique sont vraiment importantes en relation avec l’adoption. Le trouble
d’attachement, c’est un autre mot pour le syndrome posttraumatique. C’est un syndrome post-traumatique dû à des blessures relationnelles. Le trouble d’attachement est une forme d’adaptation ou de mésadaptation pour survivre à un danger relationnel qu’on a vécu. Les premières années du bébé sont cruciales ; son cerveau doit être protégé des traumatismes, tant physiques que psychologiques. On a comme un système interne qui gère nos traumatismes, notre système immunitaire psychologique, une sorte de machine à laver qui passe les souvenirs et les règles. Mais dans certaines situations, cette machine fonctionne mal. Soit le cerveau est trop petit, comme un bébé, comparé à un·e adulte ; soit la brassée est trop grosse, donc les souvenirs sont beaucoup trop lourds pour bien passer ; soit il y a plusieurs petits chocs, qui l’un après l’autre, empêchent la guérison du précédent. Avant (dans le DSM-4), le trouble d’attachement était relié à l’anxiété ; aujourd’hui, on le lie au choc post-traumatique, ce qui est une avancée. Un trauma
qui n’est pas réglé va être réactivé dans la vie, à tout moment, quand la confiance, la sécurité, l’intimité ou la vulnérabilité est en jeu avec un autre être humain… Si l’on le règle, il devient une force. D’où l’importance d’avoir des professionnel·le·s compétent·e·s et formé·e·s pour accompagner les enfants adopté·e·s, et être capable de différencier ce qui vient de l’adoption ou pas.
MAD : Si vous pouviez changer la direction de l’accompagnement dans les cinq prochaines années, quel serait votre souhait ?
JL : Premièrement, que la formation aux parents adoptants soit obligatoire et donnée par des gens compétents dans le domaine. Il y a une phrase que j’aime beaucoup d’une poétesse américaine, Maya Angelou, qui dit : « On ne sait pas ce qu’on ne sait pas, mais si l’on sait mieux, on fait mieux. » Quand les gens disent « Je n’en ai pas besoin », ils ne le savent pas. Le suivi des familles adoptantes doit être proactif. J’aimerais vraiment qu’il y ait une normalisation de l’accompagnement. On veut aussi raccourcir le délai que les parents biologiques ont pour se reprendre en main, afin que les enfants puissent être adoptables le plus vite possible et diminuer les facteurs de risque de traumatismes. L’adoption précoce donnera à l’enfant un camp de base sécuritaire, une identité, un attachement sécurisé et la chance d’aller au bout de son potentiel. Les travaux de la Commission Laurent nous aident en ce sens. Donc, le moins longtemps on attend, le mieux c’est. Je souhaiterais aussi que les adopté·e·s soient fier·ère·s de leur parcours, qu’il·elle·s n’en aient jamais honte, et qu’il n’y ait plus de tabous envers l’adoption. Il faut se rappeler que l’adoption ne guérit rien… Mais elle arrête les dégâts.