Texte | Catherine Dumont-Levesque
On ne parle pas souvent de l’expérience de l’anorexie à l’âge adulte. « Tu es guérie maintenant, non ? », me demande-t-on parfois. Oui, mais non. On ne guérit pas vraiment de ce genre de chose là. C’est difficile de me rappeler comment j’approchais la nourriture avant que ma vision des choses soit déformée. Cette façon d’être s’est tout simplement éteinte entre mes treize et quatorze ans. J’ai franchi une limite invisible au moment où je me suis mise à calculer tout ce que je mangeais — et quand j’ai commencé à voir la transformation s’opérer.
Disons simplement qu’avant, j’affirmais « je suis anorexique », et que maintenant, je dis plutôt « je suis aux prises avec l’anorexie ». Mon trouble alimentaire a vieilli avec moi. À présent, je me connais mieux. La personne qui remplit mon être laisse de moins en moins de place à cette voix intérieure grinçante et parasite. Cette voix qui m’ordonne de courir plus longtemps, de m’essouffler et de m’affamer, devient de plus en plus lointaine avec les années. Plus jeune, je me définissais par l’anorexie, car elle prenait toute la place dans ma vie ; elle était envahissante et dégoulinait partout où elle le pouvait. Avec le temps, j’ai réussi à la faire reculer dans une toute petite partie de moi-même et je la surveille de très près, pour qu’elle reste à sa place.
« Toutes les filles ne sont-elles pas au régime ? Toutes les filles se trouvent grosses, non ? » Plus jeune, je ne savais pas comment répondre à ces questions, même si je savais bien au fond de moi qu’il y avait une raison. Maintenant, je dirais que mes études en histoire m’ont permis de comprendre que ça fait longtemps qu’on répète aux femmes de disparaître. Que ce sont elles qui nourrissent les autres depuis toujours, mais que ce sont aussi elles qui se mettent à la diète et qui prennent des pilules pour maigrir. Habiter un corps de femme est de l’art-performance depuis la nuit des temps. Aucun effort ne doit être négligé pour bien paraître, mais aucune trace de ce travail ne doit être visible. « Soyez naturelles », peut-on lire partout dans les magazines féminins depuis un siècle. Mais c’est une violence qu’on fait aux femmes de leur expliquer comment perdre du poids facilement et rapidement, tout en leur répétant de s’accepter telles qu’elles sont. C’est une expérience violente d’avoir un corps qu’on commente sans cesse, qu’on reluque, qu’on tâte, qu’on compare. Il y a de quoi devenir folle. J’en sais quelque chose. Je pourrais écrire encore longuement sur ma colère d’avoir cru au mythe de la féminité qu’on me brandit sous les yeux depuis que je suis enfant, mais je m’arrête ici. Je veux que ce texte parle de choses positives.

On ne parlera jamais assez de troubles alimentaires, car ils sont présents dans nos sociétés depuis toujours. Mais on commence à peine à en prendre conscience, des formes qu’ils peuvent prendre, de ce qu’ils peuvent dissimuler, du sens qu’ils ont. On a beaucoup de temps à rattraper. Ça tombe bien, en temps de pandémie mondiale, on en a pour se regarder infiniment le nombril.
Ces temps-ci, je regarde mes dix dernières années avec un grand sentiment de fierté. Quand je repense à la petite fille enfermée dans sa chambre d’hôpital, terrorisée à l’idée de manger trois repas par jour, et que je réalise tout le chemin qu’elle a fait, je suis sacrément fière d’elle. Personne ne me donnera de médaille pour avoir presque vaincu l’anorexie, mais moi, je m’en donne une, étincelante et lourde à trimballer. Le combat que j’ai mené s’est étiré sur des années. J’ai désappris à calculer, à compter et, surtout, à me scruter dans un monde qui me demande sans cesse d’être parfaite. De noter tout ce que je mange dans un journal. De prendre mes mesures. De me peser. D’acheter une panoplie de bébelles inutiles pour me mincir, me rajeunir, m’éclaircir le teint, m’épiler, me rafraîchir, etc. Fuck toute. Je ne juge pas les femmes qui paient pour toutes ces choses ; elles ont le droit de faire ce qu’elles veulent. Mais pour moi, refuser de le faire est une grande victoire.
Jour après jour, l’anorexie perd du terrain, et je gagne en expansion. Je me félicite d’avoir réussi à me maintenir en vie, d’avoir ce corps poilu et musclé, de l’aimer même si le patriarcat a décidé qu’il était inadéquat. Parfois, je sens que l’anorexie veut resurgir, mais, après toutes ces années, je sais de mieux en mieux comment lui dire de s’en aller. Je la sacre dehors comme une voisine indésirable et je lui claque la porte au nez. Nous devrions célébrer ces victoires invisibles contre les problèmes de santé mentale, surtout dans un système qui ne nous permet pas d’avoir toute l’aide psychologique dont nous avons besoin.