par Philippe Dubé
Difficile de se distancier de la critique du dernier roman d’un auteur sérieux qu’en a déjà fait Christian Desmeules dans Le Devoir, le 18 mars dernier, alors que c’est justement son article qui m’a incité à lire le livre Le dernier chalet d’Yvon Rivard, publié chez Leméac en 2018. De plus, le critique semble connaître l’oeuvre complète de cet écrivain que, pour ma part, je ne connaissais que de réputation plutôt bonne, sinon excellente. À vrai dire, je me suis plongé dans cette lecture parce que j’ai bêtement reconnu dans le titre ce qui est devenu l’épicentre de mes intérêts actuels, à savoir la rénovation complète d’un chalet familial qui a longtemps été négligé. Dans cette aventure, je me suis souvent posé la question du pourquoi accorder autant d’attention et de soin à une demeure pourtant banale bien qu’elle borde le fleuve à Rivière-Ouelle dans le Kamouraska. Ce sera effectivement mon dernier chantier. Au fond, pourquoi le début de mon retrait du marché du travail s’est-il retrouvé totalement investi dans une corvée « faite main » où chaque pouce carré du bâtiment a été revu et corrigé par une main — bien sûr — experte, mais assistée des miennes qui se montraient à tout le moins volontaires dans cette affaire? Et ce, même si elles n’étaient pas parfaitement habiles à accomplir toutes les tâches que la remise à neuf exige. C’est avec cet état mental que je me suis immergé dans ce qu’on appelle ici un roman, alors qu’il m’apparaît davantage être un récit qu’on pourrait qualifier d’essai à bien des égards. Je m’explique. D’aventure romanesque, n’en cherchez pas, il n’y en a point. Il s’agit plutôt d’une lente réflexion sur le dernier tour de piste inspirant un quidam qui partage ses pensées sur la ronde de la vie puisque son véritable métier est celui de la réfléchir et que l’approche de sa fin effraie terriblement. Nous sommes de fait en compagnie d’un Montaigne contemporain qui jongle en regardant par la fenêtre de son donjon le fleuve qui s’écoule, un peu comme les jours filent sur ce monde qui fuit et auquel on devra, tôt ou tard, faire ses adieux. Notre auteur le fait tout en langueur et sublimité. Des pensées profondes viennent briser la monotonie des faits et gestes qui sont relatés au fil de son récit dopé par les humeurs et les couleurs du Bas-Saint-Laurent. S’appuyant parfois sur des auteurs de belle hauteur de vue et de grande valeur (notamment l’unique Gabrielle Roy et l’aventureux Samuel de Champlain), Rivard creuse patiemment son puits de sagesse à force d’idées forgées autour du mouvement, celui qui fait que l’on s’agite sans cesse dans ce bas monde alors que lui tente de ne plus rien faire, se poser en pensif un dernier moment avant de partir définitivement. Ce qui, à mon sens, se dégage le plus fortement de ce bouillon de culture dans son fleuve d’idées est « de changer le temps en espace ». Puisque le temps nous échappe cruellement, comment et combien nous nous obstinons à vouloir l’arrêter en lui donnant une matérialité pour le transformer en espace figuré, en zone aménagée, en volume à modeler, en territoire occupé. C’est, à mon sens, ce qui traverse le plus fondamentalement ce texte de 200 pages qui cherche, comme tant d’autres, à percer le mystère de notre séjour passager sur terre. Cette aventure humaine à laquelle et pour laquelle nous n’avons rien demandé et que nous devons, malgré nous, faire nôtre. Drôle de parcours que la vie à qui cherche en comprendre le sens. Rivard le fait avec délicatesse littéraire et finesse d’esprit. En tant qu’écrivain, il est pleinement campé dans cette interrogation qu’il habite comme son chalet en bon saisonnier, profitant des douceurs du temps pour en faire sa demeure. Le temps qui lui reste évidemment, au-delà de sa vitesse à fuir par devant. Comme le fleuve immobile qui est toujours là sans que l’eau qu’il charrie ne soit jamais la même, ce livre cherche à arrêter le temps qui va trop vite vers on ne sait quelle destination. Pourquoi refaire un chalet, alors qu’il nous quittait discrètement ? Gagner certainement du temps par l’espace.
P.S. À lire ce « roman », on en déduit que l’auteur passe ses longs étés à Cacouna après avoir goûté les plaisirs de l’Estrie et des Laurentides au nord de Montréal. Lecture recommandée pour cet été par beau ou mauvais temps mélangé aux effluves doux-amers du Saint-Laurent.
EXTRAIT
« Un tel abandon n’est possible, je sais bien, que si on voit plus loin, que si on vise à travers la cible un point derrière elle, car la puissance vient toujours du lointain qui aspire l’élan. Mais si j’oublie la première cible, si je m’abandonne au lointain sans passer par la cible dans lequel il se cache, mes coups perdent à la fois force et précision. C’est pour n’avoir jamais résolu ce paradoxe du proche et du lointain, du corps qui doit obéir et résister à l’esprit qui le traverse, que je n’aurai été qu’un sportif, un écrivain, un amant moyen, tantôt habile, tantôt inspiré, mais doué d’un faible « orenda(1) ». » (p. 189)
(1) Pouvoir magique invisible qui, selon les croyances des Iroquois, aurait pénétré dans tous les objets naturels sous forme d’énergie spirituelle.
en.oxforddictionaries.com/definition/orenda (traduction de Maude Gamache-Bastille)