entrevue réalisée par Annie Landreville et transcrite par Maude Gamache-Bastille
L’architecte Pierre Thibault, en collaboration avec le journaliste François Cardinal, vient de lancer un livre intitulé Et si la beauté rendait heureux ?. Le 25 juin dernier, dans le cadre des thés littéraires organisés par le Carrefour de la littérature, des arts et de la culture de Mont-Joli, l’animatrice Annie Landreville recevait Pierre Thibault, grand complice des Jardins de Métis, et Alexander Reford, directeur des Jardins, pour un entretien sur l’importance de la beauté dans notre environnement. Nous vous présentons des extraits de cette rencontre.
Annie Landreville : Et si la beauté rendait heureux ?, c’est le titre de votre livre. Premièrement, qu’est-ce que représente la beauté pour vous ? Quel est votre lien avec la beauté ?
Pierre Thibaud : Pour moi, la beauté n’est pas qu’esthétique. Bien sûr, elle nous séduit, mais elle va au-delà de cela. Pour moi, la beauté induit un état de bienêtre important. Quand on ressent la beauté, tout d’un coup, elle nous habite complètement. Quand elle est à un niveau d’exception, nous avons presque l’impression qu’elle touche à notre âme. Alors, c’est pour cette raison qu’il est si important d’en avoir autour de soi. Je crois que la beauté nous rend probablement plus généreux, plus aimants et qu’elle facilite notre rencontre avec l’autre. Ce serait ma définition relativement simple de la beauté.
A.L. : On ne construit pas un chef-d’oeuvre en deux jours. La notion de temps est-elle importante quand on parle de beauté ?
P.T. : Oui, le temps est un allié pour créer de la beauté. Par exemple, si nous introduisons dans la nature une construction de l’homme, il faut être sensible à l’univers dans lequel nous aurons à intervenir. En architecture, pour faire un projet réussi et empreint de beauté, il y a plusieurs aspects à regarder. Dans notre société, ce qui fait que nous n’atteignons pas toujours la beauté, c’est que nous nous concentrons sur deux dimensions : la dimension financière et la dimension constructive. En architecture, il faudrait servir trois autres dimensions importantes pour faire un projet réussi. Il y a la dimension sociale. Comme architectes, quand nous faisons un projet, c’est pour des gens. Donc, il faut s’assurer de créer du bonheur d’une certaine façon. Il y a aussi la dimension culturelle. Si nous faisons un projet ici dans les Jardins de Métis, ce n’est pas la même chose que de faire un projet à Montréal. Comment s’intègre-t-on dans l’histoire d’ici ? Nous le faisons de façon contemporaine, mais il y a un fil d’Ariane qui nous lie à ce qui a été fait auparavant. Il y a aussi maintenant toute la dimension de développement durable. Est-ce que le projet sera une valeur ajoutée en fonction de l’environnement, de l’énergie ? Sera-t-il efficace et va-t-il bien évoluer ? Donc, si nous réussissons à bien rencontrer chacune de ces dimensions, nous aurons habituellement un résultat dont la composante finale est empreinte de beauté et crée du bonheur auquotidien.
A.L. : J’aimerais que l’on revienne à vos origines. J’ai vu un documentaire où vous parliez de la ferme de votre grand-père. Vous décriviez à quel point l’architecture et la lumière qui passait à travers les planches de la grange vous avaient sensibilisé à l’architecture. Y a-t-il donc un lien très profond qui vous ramène de l’enfance à ce que vous êtes aujourd’hui ?
P.T. : Je pense effectivement que les moments de grande beauté de notre enfance s’imprègnent de façon pérenne. J’ai toujours trouvé que, la plupart du temps, les granges étaient des bâtiments humbles, qu’elles avaient de belles proportions et qu’elles étaient bien installées dans le paysage. Il n’y avait pas de grosse machinerie qui pouvait créer de grands pans plats, donc il fallait travailler de façon très harmonieuse avec le paysage. J’apprécie ce moment où l’on avait peu de moyens et où l’on réussissait à bien faire les choses. Il y a aussi tout un lien au territoire et tous les sens sont sollicités quand on est dans le milieu naturel : l’odeur du bois, les essences, les bruits. Je pense que d’avoir été dans ce genre d’environnement étant jeune m’a sensibilisé et a même aiguisé mes sens.
« Je pense effectivement que les moments de grande beauté de notre enfance s’imprègnent de façon pérenne. »
A.L. : Dans votre livre Et si la beauté rendait heureux ?, vous parlez de la nature comme étant l’une des plus anciennes constructions qui soit sans l’intervention humaine. La beauté de la nature est aussi un grand dénominateur commun. Est-ce quelque chose qui nous unit tous, comme humains, la beauté de la nature qui nous entoure ?
P.T. : Il s uffit d’aller se promener en forêt pour le constater. Le lien le plus puissant des Québécois avec la beauté est par la nature. Je pense qu’il faut être allé à l’extérieur pour constater à quel point nous avons des paysages d’exception. La nature, pour moi, c’est aussi un grand guide qui m’inspire dans l’architecture. Je veux que celle-ci ne soit pas trop bavarde, qu’elle ait aussi cet effet apaisant qu’a la nature. La nature nous rappelle énormément de choses. Elle nous guide et il faut être très respectueux envers elle.
A.L. : De là l’architecture que vous pratiquez, qui est une architecture très épurée, qui s’intègre dans le décor. On peut avoir l’impression quand on voit ce genre de maisons très modernes avec ses lignes très claires qu’elles doivent être très faciles à construire, mais il y a beaucoup de contraintes plus difficiles pour la construction. Est-ce plus long et plus compliqué d’atteindre un résultat comme celui-ci ?
P.T. : Il faut aller passer du temps sur le site. Pour nous, l’intérieur est la priorité. La plupart des gens vont passer une majorité de leur temps dans la maison plutôt qu’à l’extérieur en train de regarder leur maison. La maison nous met en contact, en dialogue avec l’environnement. Par exemple, nous connaissons aujourd’hui l’importance de la lumière naturelle. Alors, comment la faire pénétrer dans la maison ? Nous créons aussi de grandes terrasses pour avoir des prolongements sur l’extérieur. Nous essayons de développer ce lien, mais il faut du temps. Nous sommes loin de l’idée bien connue de répéter le même modèle peu importe le lieu, ce qui donne des résultats parfois un peu tristes.
A.L. : Au Québec, nous avons longtemps tourné le dos au fleuve. On le voit quand on se promène le long du littoral. Il y a souvent de très belles maisons patrimoniales qui n’ont presque aucune fenêtre du côté du fleuve. Nous avons souvent eu une approche utilitariste des lieux que nous habitons. Comment peut-on en arriver à changer les mentalités ?
P.T. : Je pense qu’il faut changer l’idée que la maison est un bien de consommation. Ce qui a été une révélation de mon existence, quand j’ai commencé à construire des maisons, c’est de voir l’effet sur la vie des gens. Au début, j’étais étonné. Les gens disaient que j’avais changé leur vie. Je trouvais qu’ils exagéraient jusqu’au moment où j’ai construit ma propre maison pour ma famille. Mes enfants me disaient que j’avais changé leur vie ! Alors là, je me suis rendu compte que l’environnement a une incidence très grande sur nos vies et qu’un environnement réussi ne change pas seulement notre perception de l’environnement, il change aussi notre perception du temps et il change même notre relation à l’autre. Donc, l’environnement et l’architecture créent des conditions favorables à une meilleure vie.
« Ce qu’il faudrait faire, c’est de développer une vision et ensuite d’adapter la règlementation à partir de celle-ci. »
A.L. : On construit encore aujourd’hui comme dans les années 1970 : les édifices et écoles sont essentiellement des blocs qui n’ont pas beaucoup de vie, qui ont un éclairage artificiel. Est-ce que c’est ce que vous essayez de changer dans vos pratiques et votre enseignement en ce moment ?
P.T. : On a instauré des normes dans les années 1960, par exemple pour les écoles, et c’est comme si elles étaient devenues immuables. On n’a pas voulu faire évoluer ce modèle. On s’est contenté des domaines économiques et constructifs, sans regarder l’aspect social, culturel et durable. On est resté fonctionnaliste. Ce qui est intéressant et fascinant quand on voyage, c’est de voir par exemple une école et de se dire que c’est ce qu’il faut faire. On l’a en soi, mais on le voit réalisé et on constate l’attitude des enfants et des professeurs dans ce milieu. L’apprentissage ne se fait pas nécessairement toujours assis, rangé en ligne. C’est dans des espaces collaboratifs, c’est à discuter, à jouer de la musique, à faire la cuisine qu’on apprend. Il faut probablement modifier les règlements, les règles, les cadres. Il faut permettre à cette créativité de nous offrir des lieux qui vont nous rendre la vie plus agréable.
A.L. : Souvent, les normes vont nous bloquer. Ce n’est pas toujours facile de travailler avec les normes, avec le passé, en le respectant et en intégrant une composante contemporaine. Comment y arrivez-vous ?
P.T. : Ce sera un grand travail à faire. Il y a eu certaines règlementations qui sont arrivées et qui étaient calquées sur celles d’un autre environnement. Ce qu’il faudrait faire, c’est de développer une vision et ensuite d’adapter la règlementation à partir de celle-ci. Où veut-on que cette ville soit dans 20 ans ? Si on a une vision, il faut que les citoyens la partagent et y adhèrent. Il faut avoir des mécanismes pour discuter avec eux. Si on réussit ensemble dans toutes les régions du Québec à rêver à ce que pourrait être le Québec, je pense que la vie de tout le monde en serait facilitée.
A.L. : Vous parlez des normes, mais, comme architecte, vous travaillez avec des matériaux. On a eu au Québec des époques tout en béton ou tout en brique. On est revenu depuis quelques années à une valorisation du bois dans les constructions, mais, quand on a commencé à penser à de grandes constructions publiques en bois, on a senti la peur du feu. Les matériaux représentent-ils une contrainte supplémentaire ?
P.T. : Il a plusieurs choses dont on se rend compte. Par exemple, le Code du bâtiment du Canada, qui régit la construction, a été fait par des ingénieurs en béton à la retraite. Il contraint toute une génération de construction partout au Canada. Donc, selon moi, cette règlementation aussi est obsolète. Il faut savoir qu’une poutre de bois résiste davantage au feu qu’une poutre d’acier parce que, quand la température monte, l’acier se tord et tombe tandis que la poutre de bois brule simplement en périphérie et reste solide, surtout avec les gicleurs.
A.L. : Depuis peu, les municipalités et les villes sont plus sensibles à l’art et à la culture. Il n’y a pas encore de tradition, mais on sent un changement. Est-ce que ce changement peut participer à l’évolution des mentalités ?
P.T. : Je suis membre du réseau Les Arts et la ville. La culture et les arts permettent de s’élever, de passer à quelque chose qui ne fait peut-être pas partie de notre quotidien. D’aller assister à un spectacle nous libère aussi. On constate à quel point la culture et l’art sont importants dans une société et ils font aussi contrepoids à la consommation. Il y a maintenant souvent des politiques culturelles dans les villes et dans les municipalités ; j’en suis grandement heureux.
A.L. : Comment sensibilise-t-on les gens à la beauté ?
P.T. : L ’une d es solutions, c ’est q ue d ès l’enfance, les enfants soient en contact avec toutes sortes de formes d’art. Déjà, les éveiller et les sensibiliser est une façon de faire. Je pense qu’ensuite, c’est la vulgarisation. C’est un peu ce que j’ai voulu faire avec mon livre : expliquer le cheminement, la façon de regarder le paysage, la façon dont il nous touche et nous affecte pour que les gens en prennent conscience. Quand les enfants sont dans des conditions optimales, on obtient 16 % de moins de décrochage dans les écoles. On peut le voir d’une façon plus holistique et englobante.