Rémi Ste-Marie, allias Filigrann, est le représentant du collectif multidisciplinaire K6A, co-fondateur et artiste du WordUP battles.
Loïc : Est-ce que le rap/rapbattle est stigmatisé? Est-ce qu’on y colle une étiquette?
Filigrann : Je pense que le rap et la culture hip-hop en générale sont stigmatisés, oui. Tu sais aujourd’hui, même si ça change avec le temps, y’a encore des préjugés envers le hip-hop comme étant une culture qui véhicule de mauvaises valeurs, une culture de violence. Pour la musique rap, elle est plus souvent l’élément de la culture hip-hop qui est le plus victime des préjugés. On l’accuse de ne pas être de la vraie poésie, de ne pas être de l’art, même de ne pas être de la vraie musique. C’est quelque chose qui persiste tout dépendamment des cercles, surtout chez les personnes plus âgées qui n’en ont jamais écouté, en fait c’est surtout qu’ils ne connaissent pas le rap. Je pense qu’ils le stigmatisent, et le battlerap aussi est stigmatisé au sein de la culture hip-hop.
Y’a beaucoup de rappeurs qui regardent les battlerappeurs de haut, bon y’a toute sorte de choses qui expliquent ça, notamment le succès des WordUP battles au Québec. Ce n’est pas nécessairement quelque chose qui a été facile à gérer pour les rappeurs qui ne faisaient pas de battlerap et qui se faisaient demander constamment quand ils allaient aller dans un bâté WordUP, mais sinon je pense que c’est encore là des gens qui ne connaissent pas très bien cet art et qui s’imaginent que ça se limite à un concours d’insultes puériles, alors qu’en fait y’a toutes sortent de choses ultra-recherchées à même le battlerap. Alors oui, je pense que le rap et le battlerap sont définitivement stigmatisés, que ce soit par des gens qui sont des outsiders de la culture, ou parfois même des gens qui sont dans la culture. Dans le rap, y’a différents courants qui peuvent être stigmatisés les uns par les autres. Ça je fais référence au rap autotune qui est souvent victime du jugement pis des préjugés des gens qui ne sont pas fans de ce rap-là. Pis à l’inverse, bin le rap plus oldschool peut être stigmatisé, tagué d’une image un peu puriste qui peut être vue négativement, facque oui y’a d’la stigmatisation assurément.
Par contre ça a changé beaucoup, y’a eu assez d’évolution par rapport à ça pour que les gros gros festivals comme les Francofolies de Montréal ouvrent le festival avec un gros show de rap. Le rap intègre la programmation de plusieurs festivals au Québec, et même les ondes de radio: on peut entendre de plus en plus de rap, donc c’est sûr que ça a changé, par contre on peut encore sentir la stigmatisation sur les plateaux de télévision quand il y a des rappeurs. Les entrevues sont un peu infantilisantes, ou il y a un certain malaise face à cet art-là, on ne sait pas toujours comment l’aborder. Après, c’est important de mentionner que le rap n’est pas non plus une victime, parfois la stigmatisation du rap est un retour direct des problématiques qu’on peut retrouver dans la culture hip-hop comme le sexisme, l’homophobie, la valorisation de l’ultra-capitalisme, l’utilisation du corps de la femme comme étant un objet. C’est des problématiques réelles qu’il y a dans le rap et qui mènent souvent à sa stigmatisation. Parfois, on va avoir tendance à limiter le rap à ces problématiques-là, mais ce n’est pas non plus complètement faux de dire qu’elles existent, c’est même important de dire qu’elles existent même si aujourd’hui il y a une évolution.

Loïc : Pourquoi fait-on du battlerap? Quel est le but du rap battle?
Filigrann : Moi j’ai fait des battles au WordUP pour deux raisons, premièrement parce que j’étais passionné de cette discipline-là, j’étais inspiré et j’avais envie d’écrire dans ce cadre-là, j’avais envie de performer devant des foules, de crinquer un public, de me mesurer à quelqu’un qui a la plume la mieux affilée. D’un autre côté, c’était une bonne façon pour moi, aux yeux de mes collègues, de mériter ma place d’animateur et de montrer que je sais de quoi je parle pour être assez compétent pour m’occuper de cette organisation, sans être un intrus ou un usurpateur. Ce sont mes deux motivations, mais je pense qu’il y a plein d’autres raisons qui poussent les gens à créer que ce soit dans le battlerap, la peinture, la poésie, le rap ou n’importe quelle forme d’art, je pense que ça peut être très large comme éventail. Le besoin d’exister, le besoin de se connecter avec les autres, le besoin de se faire un nom, de se démarquer, de marquer l’histoire, le besoin d’exprimer quelque chose, le besoin de laisser son inspiration lousse, de lâcher la bête, l’envie de s’épanouir, l’envie de se surpasser, l’envie parfois d’imiter certaines de ses idoles, je pense aux jeunes qui ont écouté les battles même avant l’adolescence, qui ont grandi avec ce rêve de suivre ces pas qui ont été tracés, fecque c’est ça, il y a toutes sortes de raisons.
Loïc : Est-ce que les gens perçoivent que c’est pour la culture?
Filigrann : Je pense que quand on dit qu’on le fait pour la culture, c’est une façon de dire qu’on le fait pour l’amour du artform. Pour l’amour de la discipline, pour l’amour de la communauté, après est-ce que c’est quelque chose qui est perçu, je pense que pour certains fans oui ils le perçoivent. La passion profonde, l’amour, le partage pis une forme de solidarité presque dans cette implication-là. Pis d’autres fans ne le perçoivent pas, notamment ceux qui sont plus de l’extérieur, ceux qui regardent à moitié, qui ne sont pas de grands fans, ou qui ne l’écoutent pas du tout vont moins percevoir ça. Un des bons indicateurs c’est ceux qui sont dans les spectacles, la fibre passionnelle se sent plus dans les shows.
Loïc : Considères-tu que le battlerap a évolué depuis son apparition? (Style de rap ex: gangsta rap au rap conscient)
Filigrann : Absolument, son évolution je pense que tout le monde est d’accord avec ça, en faisant une petite recherche où l’on compare les battles d’avant (WordUP première édition à WordUP 14e édition) ça saute aux yeux. Non seulement il y en a absolument une, mais elle est très évidente, que ce soit au niveau du contenu, du référentiel, au niveau des styles et des techniques utilisées. C’est énormément plus technique que ça a déjà été, c’est plus recherché, c’est peut-être aussi moins accessible que ça a déjà été, à cause de cette évolution vers quelque chose d’un peu plus technique.
Loïc : Est-ce que le battlerap tente de démasquer des enjeux? (Racisme, homophobie, féminisme) ou est-ce qu’il les promeut?
Filigrann : Pas en termes de mouvement collectif, ce n’est pas un mouvement militant, ça ne tente pas de démasquer des enjeux de racisme/d’homophobie, par contre il y va avoir des propos de certains participants qui vont le faire, pis à l’inverse il y a aussi des propos de certains participants qui vont promouvoir, probablement plus involontairement, le sexisme ou le racisme, l’homophobie ou des idées rétrogrades par le propos. Les rappeurs qui sont encore pognés dans l’idée que tu peux traiter ton opposant de PD pour le disrespect, bin c’est peut-être quelque chose qui vient sans le vouloir consciemment, et qui vient bâtir l’homophobie présente dans la culture. Des gens se perdent dans le fait qu’on peut « tout dire » en battlerap et dire des choses un peu arriérées et dire qu’il le dit juste parce que c’est du battlerap. Dans ce sens-là, je pense que oui ça peut mettre un x du mauvais côté de la ligne, mais je pense que c’est balancé par la culture qui répond à ces moments-là. Je pense entre autres à une chose qui est arrivée au Rap Containder en France où il y a un des participants qui est blanc qui a dit un N word parce qu’il était contre un concurrent noir. Je pense que lui son intention était pas forcément raciste, mais c’est quelque chose qui vient alimenter le racisme dans les commentaires. Après je pense que la culture s’autorégule, il y a comme une réaction de la communauté face à ça, je pense que la communauté tend à des valeurs progressistes, qu’elle défend des idées plus militantes, mais ce n’est pas un milieu profondément militant, ce n’est pas le but premier.
Loïc : Qu’est-ce qui différencie le rap québécois du rap américain?
Filigrann : Il faut faire attention de ne pas limiter les deux raps à leurs géographies. Le rap américain est extrêmement large et le Québ aussi. Je pense que ça dépend de quel rap Québ on parle, de quel rap américain on parle, ce qui les différencie c’est la géographie et la langue, après y’a des similitudes dans les deux. C’est sûr que c’est le rap américain qui influence le rap Québ, mais je pense que tout influence tout d’une certaine façon aussi.
Loïc : Comment perçois-tu la catégorie « Best rap album » / « urban beat » dans les galas de remises de prix, notamment les Grammy’s ? Jusqu’où le genre bending peut-il aller et y a-t-il une critique à en faire?
Filigrann : Je déteste les galas, que ce soit les Grammy’s ou l’ADISQ. À mon avis, ce sont des trucs d’industrie dont les artistes n’ont pas besoin. Les artistes n’ont pas à recevoir de prix, on crée de l’art pas pour le concours. Quelqu’un quelque part a décidé que ce serait bien de souligner l’apport des artistes en offrant des prix pour s’être démarqué, mais je pense que le prix c’est le fait que tu te démarques. Ça n’a pas à être souligné par un trophée. Ce sont des shows de réseautages et je suis zéro chaud là-dessus. Je ne fais pas partie des gens qui célèbrent l’ouverture de l’ADISQ au monde du hip-hop, je pense que ça risque d’emmener plus de mauvais que de bien, je pense que faire partie de l’industrie de la musique c’est aussi devoir se plier à ses exigences et ce n’est jamais quelque chose de bon pour les artistes. Ça va profiter à quelques artistes qui vont pouvoir capitaliser là-dessus, mais ça va être un infime pourcentage de la communauté hip-hop qui va percer à ce degré. Par la suite, ça va influencer la création de milliers d’artistes qui vont maintenant créer en ayant comme but cette industrie de la musique, mais c’est par contre moins un enjeu présent au Québec qu’en France. Quant aux prix, moi je me soucie peu des débats autour de comment on appelle les catégories, d’où l’on place les rappeurs dans les galas. Je vois le hip-hop comme un genre de culture en parallèle de ce milieu-là qui ne voulait pas de nous, qui ne veut pas des gens comme nous, des marginaux, qui ne veut pas des gens qui ne fit pas dans le cadre de la société, et là comme c’est en train de devenir la musique la plus populaire, ils n’ont pas le choix de s’ouvrir à ça et ils le font un peu maladroitement, mais je ne suis pas certain que c’est une bonne chose pour nous.