par Michel Lagacé
Est-ce de l’art ? La question peut se poser pour ceux et celles qui fréquentent l’art actuel…
Dans le roman La patience du franc-tireur d’Arturo Pérez-Reverte (Seuil, 2014) — une fiction autour de l’art urbain, l’un des personnages : un graffeur célèbre pour ses interventions de guérilla sur les murs de la rue et les wagons des trains, proclame que « l’art actuel est une fraude gigantesque ». Ce personnage affirme que « des objets sans valeur surévalués par des crétins et des boutiquiers de luxe qui se donnent le nom de galeristes avec leurs complices […] peuvent porter le premier venu au pinacle comme ils peuvent le descendre en flammes. » Mais plus loin, il rajoute que « l’art n’existe que pour éveiller nos sens et notre intelligence. » On perçoit dans ces citations que nous sommes aux deux extrêmes de la pyramide introduite, non pas par les artistes, mais par le marché qui s’emballe tout en haut de la pyramide, comme à la bourse avec ses excès de prix qui n’ont plus rien à voir avec les objets des artistes concernés. On vend surtout des célébrités et des scandales, même si tous les autres artistes ont aussi besoin de vendre leurs oeuvres. Ce sont les codes artificiels du marché et non ceux de l’art, c’est-à-dire les caractéristiques de son histoire et la portée de certaines oeuvres sur nos sens et notre intelligence. Ou encore, le fait avéré que certaines oeuvres sont déstabilisantes, puisqu’elles ébranlent les valeurs sclérosées du contexte artistique du moment, « voire en opposition avec le gout officiel », tout en se prolongeant dans l’influence qu’elles ont ou auront sur les autres artistes.
C’est ainsi que la culture, et avec elle le monde, avance, change et se projette plus loin… J’ai écrit ces lignes dans un café, vers la fin de l’année 2015. Beaucoup plus tard, en 2016, dans un autre café : j’avais cette fois l’ouvrage Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo de Dany Laferrière (Mémoire d’encrier, 2015) où, dans la suite de mon texte de 2015, j’ai recopié ces phrases de Laferrière : « Pourquoi je viens si souvent au café ? Parce que j’espère rencontrer quelqu’un d’étonnant chaque fois que la porte s’ouvre. On se dit : ça va être lui ou elle qui va m’entrainer dans une aventure plus rocambolesque que la fiction. On n’écrit pas pour rêver le monde, on voudrait que le monde ressemble à notre rêve. » C’est exactement la même chose avec l’art, me suis-je dit ce jour-là. Pourquoi vais-je voir des expositions ? Parce que j’espère rencontrer des oeuvres étonnantes qui vont m’entrainer dans des aventures artistiques qui dépassent ce que je connais déjà. Mais comment reconnait-on ces oeuvres
marquantes ? La meilleure façon, c’est de passer du café au musée (ou autres lieux) afin de voir les expositions que l’on vous propose. C’est d’avoir votre propre relation à l’art. Et ensuite, de suivre votre instinct, de chercher l’authenticité et d’apprécier le moment que vous passez avec une oeuvre ou une installation de votre époque. La différence avec une authentique oeuvre contemporaine « qui fonctionne », d’avec une autre oeuvre — probablement intéressante elle aussi —, mais qui reprend des codes déjà connus, c’est comme un ordinateur et une dactylo : les oeuvres contemporaines proposent des caractéristiques propres à votre époque, de là leur complexité et cet effet déstabilisant — ce qui ne vous empêche nullement d’aimer le côté nostalgique de la dactylo.
Mais attention, l’oeuvre contemporaine « adéquate » transforme en le prenant comme référent : un peu de ce « déjà vu » elle aussi — contrairement à d’autres qui ne sont souvent que n’importe quoi… Mais au préalable, il est préférable d’avoir acquis « sur le tas » quelques notions d’histoire de l’art à la suite des impressionnistes… Et de savoir faire « grosso modo » la différence entre l’art brut (ou singulier) toujours présent, l’art moderne (début du XXe siècle jusqu’à 1945… en glissant vers les années 1960 environ : des oeuvres abondamment revisitées ou copiées) et l’art contemporain qui peut reprendre plusieurs aspects formels de ces autres manières ou périodes artistiques. C’est là où tout s’entremêle, selon des concepts, des techniques nouvelles, des supports inhabituels ou des relations différentes avec le public. De là, la complexité et la polémique sur plusieurs propositions contemporaines. C’est pourquoi il est instructif de suivre ou de lire sur la démarche artistique d’un créateur vivant (et même mort) et de voir d’autres de ses oeuvres ou « manoeuvres » pour se donner une idée plus juste de son travail. Et, comme dans les films, ne pas se laisser prendre par trop d’effets spéciaux ni par des traitements trop séduisants où s’évapore le contenu ni par des descriptifs trop tarabiscotés…
« L’art n’est justement pas une question de goût, il le dépasse, pour vous orienter sur bien d’autres pistes, même les plus émotives.. »
Par la fréquentation de l’art actuel, vous comprendrez vite qu’il y a de bonnes et de moins bonnes oeuvres, indépendamment de vos gouts personnels. L’art n’est justement pas une question de gout, il le dépasse, pour vous orienter sur bien d’autres pistes, même les plus émotives… Ce qui ne doit pas vous empêcher de voir positivement la créativité partout où elle émerge comme le signe d’une culture vivante, car « le poème est l’expérience de tout le monde », comme le disait l’artiste Robert Filiou (1926-1987), qui produisait des oeuvres qui ambitionnaient d’abolir les frontières entre l’art et la vie. Il est donc important de garder votre esprit à la fois ouvert et critique. L’art n’est pas à l’extérieur de nous : il ne peut exister sans ceux qui le portent : ils le créent, ils en parlent, ils écrivent sur lui, ils l’adorent ou le détestent, ils le consomment, ils en vivent… Comme la culture en général, « elle est la trame même de leur existence. » C’est donc le public avec tous les artistes et tout ce qui gravite autour qui enrichit l’idée même de l’art. C’est une approche immédiate nettement plus intéressante que les variations du marché de l’art dans le haut de la pyramide. Le roman Journal d’un étudiant en histoire de l’art de Maxime Olivier Moutier (Éd. Marchand de feuilles, 2015) — l’image qui accompagne cet article — que je ne cite pas, car c’est déjà long, est probablement la lecture la plus appropriée dans un café pour rendre compte de cette alternance du café au musée. Surtout, dans l’idée de la légèreté du quotidien d’une vie tumultueuse où s’enchâssent un couple, des passions clandestines et un intérêt pour l’art contemporain entre autres — bien assumé par le narrateur de ce livre. Un journal parfois insolent, « comme une oeuvre très actuelle », que je vous suggère de découvrir…