Texte | Marie-Amélie Dubé
Photo | piegolabphoto
José-Carl Saint-Jean travaille à la Maison Desjardins comme infirmier de chevet auprès des patient·e·s et comme intervenant social au centre de jour depuis décembre dernier. Il souhaite donner au suivant par cet article et faire connaître ce qu’est la fatigue de compassion.
Pouvez-vous m’expliquer ce qu’est la fatigue de compassion ?
Il y a différents écrits sur la fatigue de compassion et plusieurs définitions. Si je résume mes lectures sur le sujet, la fatigue de compassion est inscrite plus spécifiquement dans la relation thérapeutique avec le·la patient·e. Il s’agit d’un état d’épuisement et d’une saturation de la relation thérapeutique. Ça peut se produire chez plusieurs catégories d’intervenant·e·s et des proches aidant·e·s.
Comment peut-on déceler la fatigue de compassion ?
C’est quelque chose de pernicieux et de graduel. Ça peut s’étaler sur des années, surtout quand on ne connaît pas ça. Je suis dans le milieu depuis plusieurs années, et ce concept en 2014, je n’en avais jamais entendu parler. Alors, je ne l’ai pas vu venir du tout. Et pourtant, j’en ai fait des soins palliatifs. Un des principaux facteurs qui la causent, c’est l’empathie; soit la faculté intuitive de se mettre à la place de l’autre. On veut tellement aider, tout le monde, tout le temps, que l’on vient à s’oublier et s’épuiser. La fatigue de compassion se manifeste par un manque d’énergie et par un épuisement qui pousse la personne à ne plus se sentir aidante. Soutenir quelqu’un devient une tâche extrêmement lourde. Personnellement, je l’ai vécu comme un vide. On se sent vidé·e. Au début, on estmotivé·e, on a des ailes, mais à un moment donné, on perd un peu d’empathie, on devient plus froid·e, plus distant·e. C’est comme une perte de sens. Toutefois, tu ne t’en rends pas compte. Ce n’est pas volontaire.
Et lorsque vous viviez ça, vous sentiez-vous encore apte à faire votre travail, ou c’était le contraire ?
Je m’étais toujours considéré comme quelqu’un de compétent, et je l’étais encore. Mais c’est moi que je perdais. Je n’étais plus moimême. Je me sentais en baisse d’énergie, j’avais moins la flamme. C’est pourquoi je me suis dit que, avant de devenir moins empathique et que ça se reflète avec mes patient∙e∙s et mes collègues de travail, je devais quitter.
Je ne voulais pas devenir moins agréable ni créer un environnement négatif·ve pour les gens autour de moi. C’est évident que lorsqu’on devient négatif, qu’on est épuisé·e tout le temps, nos collègues le ressentent et le subissent.
Donc comme professionnel, je ne me sentais pas à l’aise de continuer. Je disais un peu à la blague que je devais soit faire le tour de monde, soit retourner à l’école, ou je tomber en dépression. Alors, j’ai décidé de faire des études universitaires. J’avais besoin de comprendre ce qui se passait et de travailler sur moi, faire mon propre Chemin de Compostelle. Ça m’était déjà arrivé également lorsque j’étais coopérant volontaire en Haïti. Après un an, c’était rough, et j’ai décidé de m’en aller. Je ne comprenais pas pourquoi, mais aujourd’hui, heureusement, je le comprends. Quand on est en fatigue de compassion, on est mieux de prendre un peu de recul.
Maintenant que vous avez réparti votre travail dans deux sphères, et que vous êtes mieux outillé, quelles sont les solutions que vous mettez en place dans votre quotidien ?
Je dirais que l’important, c’est de savoir que ça existe, cette fatigue ou usure de compassion, d’apprendre à voir et reconnaître nos propres signaux d’alarme. Les moyens qu’on prend pour s’en sortir sont personnels à chacun·e. Je crois qu’on devient assez résilient·e pour percevoir les premiers signes et agir. Le plus difficile, c’est quand on
ne sait pas. Car on ne peut pas se protéger. C’est un mal invisible. Mais quand on connaît son origine, et les signes de la fatigue de compassion, ce n’est plus un problème, et on sait comment agir pour en diminuer les effets. Ça reste difficile, bien entendu. Toutefois, on a les moyens à notre disposition.
Mais pourquoi avoir décidé de poursuivre dans le domaine de la santé ?
Je trouve qu’être infirmier·ère dans le domaine des soins palliatifs est extrêmement valorisant. C’est un privilège d’accompagner les gens dans cette étape de vie, mais aussi de les outiller. Le fait de comprendre la fatigue de compassion me permet aussi d’en faire profiter les autres. Tellement de gens vivent la fatigue de compassion sans le savoir, et je suis maintenant très bien placé pour les comprendre. Souvent, pour les proches aidant·e·s qui viennent à la Maison Desjardins , leur histoire ne commence pas nécessairement lors de l’admission ; Il y a eu des mois et des années de fatigue accumulée. On ne parle pas assez de ça, de ce que les familles peuvent vivre pendant la maladie. Il faut la normaliser, et ne jamais la prendre pour une faiblesse, mais comme une conséquence à la bienveillance. Ça peut même aider les proches aidant·e·s à faire une partie du deuil, de comprendre ce qu’iels vivent et de l’accepter.
Pensez-vous que nous avons un travail collectif pour faire connaître la fatigue de compassion, autant dans les milieux de travail que dans l’éducation ?
Je crois que, peu importe notre place dans la société, nous sommes toujours responsables de la personne à côté de nous. C’est en s’informant et en partageant nos connaissances qu’on peut permettre à d’autres personnes d’en apprendre davantage sur ce sujet, d’aller s’informer et demander de l’aide au besoin. La fatigue de compassion est souvent mélangée avec la dépression et le burnout ; il est important d’en faire la distinction. Nous devons prendre garde de ne pas mettre des étiquettes aux gens.
Est-ce qu’aujourd’hui vous appréciez plus votre travail ?
Vraiment plus ! De pouvoir normaliser mon senti de l’époque en lien avec ma fatigue de compassion me permet d’être un soignant plus outillé. Il faut que je continue à être présent, à donner sans m’épuiser. Je dois prendre du temps pour moi, ce que je ne faisais jamais avant. C’est bien beau de vouloir aider tout le monde et de se valoriser làdedans, mais à long terme, ce n’est pas payant, ni pour soi ni pour les personnes autour de nous.