texte Marie-Chloé Duval
Ici, les mots sont une denrée aussi rare que les fruits et légumes frais. En fait, ils sont nombreux. Quand on essaie de les comprendre, ils nous semblent trop nombreux et trop différents. Leur rareté se fait sentir quand vient le temps de tenter de les traduire, de les amalgamer à nos discussions en anglais. Si je fais l’éloge de l’absence du temps, comment puis-je m’attendre à ce que l’inuktitut possède un mot précis, concret, un mot, simplement un mot, pour ce concept ? Le temps, pourquoi n’avais-je jamais pensé que ce concept pouvait être absent d’un vocabulaire avant d’avoir 27 ans et de vivre en terre inuite ? Pourquoi avais-je toujours cru qu’il était à la base de la vie, voire de la survie ? Ici, tout a pris un sens différent. Le temps plus particulièrement. Et puis, plus j’y songe, plus je réalise que toute problématique du Nord s’y colle. L’alcoolisme, parce que le temps ne passe pas rapidement, parce que l’ennuie prend trop de place et de temps dans les journées. Puis, aussi pour essayer d’engourdir les souvenirs qu’on refuse de laisser remonter et les maux du passé.
La vie adulte qui arrive trop vite parce que l’âge n’est pas vraiment un point de référence pour savoir ce qui est acceptable. Alors, si le corps peut faire des enfants, les filles peuvent être mères. Alors, si les muscles peuvent frapper, les garçons peuvent battre. Alors, si être adulte n’a pas d’âge, être enfant n’en a pas d’avantage. Alors que ces notions perdent toute limite, toute forme de début ou de fin, le temps passe et fait bien des ravages. C’est ici, dans une terre plus grande que nous, que la vie passe. Comme le vent qui s’emballe rapidement de n’avoir aucun arbre pour lui couper l’élan, les écarts de richesse, la misère et la contrebande d’alcool s’emballent alors que l’absence de réflexion pour le futur, la santé publique et la gestion des ressources se font aussi rares que les arbres dans cette Toundra majestueuse. C’est donc à grands coups de rafales de vent du nord que la vie rentre dedans. Perdu dans le blizzard, à quoi bon essayer de voir plus loin que le bout de son nez ? Quand survivre est le quotidien, il ne reste que peu de temps pour vivre un lendemain incertain. Quand hier ressemble trop à un blizzard, à quoi bon rêver à l’été qui arrive chaque année un peu plus tard, avec un peu plus de vent du nord ?