Chroniques de ceux qui restent : Franchir le seuil

evesimard

par Ève Simard

 

Un jeudi comme les autres, autour de 17 h. Je mets les saucisses au four. J’appelle les enfants pour qu’ils rangent les jouets qui trainent, épars, dans le salon. Je vérifie le riz. J’attrape une tranche de tomate et la croque. J’établis mentalement la liste des courses à faire le lendemain. Je câline mon plus jeune pendant que mon ainée me montre ses talents de gymnaste.

 

Un jeudi comme les autres. Jusqu’à ce que sonne le téléphone. Des mots horribles sortent du combiné, se faufilent à mon oreille. Accident, amie décédée, ambulance, hôpital. Dans ma tête, un court-circuit. Dans ma bouche, un gout âcre et ferreux. Comme celui du sang qui fuit ton corps au même moment. Le reste est flou. Je sais seulement que mes mains se mettent à trembler violemment. Que les larmes coulent sans doute, puisque je vois le visage paniqué de mes enfants qui ne comprennent pas pourquoi leur mère est si bouleversée. Puis, un autre appel. Au bout du fil, notre maman. Étrangement calme. Les seuls mots dont je me rappelle avec précision : « C’est grave, Ève, je ne suis pas certaine qu’elle survive. » Je réprime le haut-le-coeur qui m’aveugle. Je saute derrière le volant de ma voiture. Je n’y crois pas, je ne comprends pas. Je ne veux pas que la vie bascule ainsi. Je ne veux pas que ta vie s’échappe par tes blessures. Mes mains ne tremblent plus, c’est mon corps tout entier qui est secoué de spasmes. Dans le couloir aseptisé, je pousse la porte qu’on m’indique. Je ne sais pas où tu es, mais je comprends. Ça court, ça fronce les sourcils, ça a dans les yeux un air grave et triste. Les heures passent, mes doigts ne désengourdissent plus. Dans la salle où nous attendons, les mots que nous n’échangeons pas sont lourds d’angoisse, nos lèvres se refusent à les laisser sortir. Parler rendrait le tout réel et nous refusons que ce le soit.

 

« Et même si nos coeurs se fracassent en mille morceaux, que nous en entendons les éclats tinter dans nos dernières paroles, nous sommes prêts. »

 

temoignage

 

On m’accorde enfin le droit de te voir. Pour faire taire la panique qui me gruge le ventre, je te parle doucement. Et tu hoches la tête quand je te souffle à l’oreille : « Je te promets que je ne laisserai aucune infirmière te servir du Jell-O ». Cinq minutes, c’est tout ce qu’on m’octroie. Juste assez pour que tu saches que je suis là, que nous sommes là. Nous restons là, avec toi, pendant 20 jours et 20 nuits. À dormir juste assez pour ne pas nous évanouir de fatigue. À pleurer juste assez pour ne pas t’inquiéter. À espérer tellement fort qu’un miracle se produise. À rire tout aussi fort pour que tu goutes encore au bonheur d’être ensemble. Un mardi que j’aurais préféré ne jamais vivre, vers 16 h. Un mardi qui aurait pu être comme les trois précédents, meublé d’espoir, d’inquiétude, de mains posées sur ton front et de paroles douces chuchotées près de ton oreille pour couvrir les « bip bip » des machines. Un mardi triste, essoufflé, épuisé. Vaincu. Comme les mots des médecins : « le diagnostic est fatal, elle ne survivra pas ». Dans mon corps, ça craquèle, ça déchire, ça s’effrite. Dans les yeux autour de moi, l’anéantissement. J’y lis la même fissure qu’au fond de mon âme. Les épaules et les têtes que l’on tentait de garder hautes s’affaissent sous l’air qui s’est changé en plomb. À cette minute précise, nous savons que les rôles ont changé : il nous faudra maintenant t’accompagner jusqu’à la mort. Dans ma bouche, un gout sulfureux, acide. Un mardi qui tire à sa fin, minuit environ. Les dents enfoncées dans nos lèvres pour ne pas crier, nous attendons de l’autre côté de la porte. Nous devinons les mains soigneuses qui s’activent derrière les rideaux tirés près de toi. Débrancher, retirer, replacer, injecter. Libérer. Enfin. Le coeur battant, nous franchissons le seuil de ces portes que nous connaissons désormais trop bien. Sachant que lorsque nous le traverserons en sens inverse, ton absence habitera le reste de nos vies. Nous emplissons l’espace laissé vacant par les machines devenues inutiles. Elles n’auront pas suffi. Chacun trouve sa place autour de toi. Les heures s’écoulent, bercées par nos paroles douces, par nos chansons tendres, par nos silences plein d’amour. À l’aurore de ce mercredi funèbrement unique, ton souffle se fragilise, ton coeur s’affaiblit. Avides de proximité, il faut toucher ta peau pendant qu’elle est chaude et vivante. Nous entends-tu encore ? Te répéter combien nous t’aimons, sans cesse. Qu’elles soient les dernières paroles qui t’accompagnent. Et même si nos coeurs se fracassent en mille morceaux, que nous en entendons les éclats tinter dans nos dernières paroles, nous sommes prêts. Prêts pour cette ultime mission que tu nous as confiée : prendre tes mains et t’accompagner jusqu’au seuil, pour te laisser franchir la mort. Va vers la lumière, ma soeur. Te voilà libérée.

 

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