Entrevue avec Catherine Dorion, par Geneviève Malenfant
Entrevue avec Catherine Dorion, qui vient tout juste de publier un roman pour adolescent chez Hurtubise. Il s’agit de la troisième oeuvre de l’artiste et activiste après l’essai Les luttes fécondes : Libérer le désir en amour et en politique et le recueil de poésie Même s’il fait noir comme dans le cul d’un ours.
Rumeur du Loup : Ton plus récent livre, Ce qui se passe dehors, est une fiction présentant le point de vue en alternance de deux élèves de 4e secondaire (la bouillante Gabrielle et l’intense Émile) durant le printemps érable. D’abord, pourquoi avoir choisi de mettre en scène des élèves plus jeunes?
Catherine Dorion : Les jeunes sont en train de s’intéresser de plus en plus à la chose politique. Je trouve qu’il y a une force motrice chez cette génération-là. C’est étrange parce qu’ils ont encore la réputation d’être des gens qui s’en foutent et qui pensent juste à leur nombril, à leur téléphone et à leur apparence. Alors que beaucoup de ces jeunes qui partent des groupes ont un profond engagement envers la chose commune, envers le « nous ». C’est eux qui, sur le terrain, font le plus de bruit, le plus de belles choses. Et pourtant, dans la vision qu’on a d’eux en général, ce n’est pas eux qu’on voit en premier, ce ne sont pas eux qui sont représentés dans la vision médiatisée qu’on a de cette génération-là. Ça m’a happée parce que j’ai l’impression que cette vision-là ne représente pas la réalité. J’ai une petite fille de 3 ans qui a une grande demi-soeur qui avait 15 ans lorsque je l’ai rencontrée. Elfée est devenue ma très grande amie à force de communiquer avec elle. J’ai aussi rencontré d’autres jeunes et je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune barrière entre eux et moi. L’âge ne faisait pas en sorte qu’on appartenait à deux groupes différents. Eux, ils aimaient mon action politique et artistique et venaient voir mes spectacles. Moi, ils m’inspiraient beaucoup, je les trouvais beaux intellectuellement. Toutes leurs pensées politiques étaient crochetées à leurs coeurs. Il leur reste quoi, 65 ans à vivre? Ils ont une conscience plus aiguë que la moyenne du monde de ce qui s’en vient. C’est à leur contact que j’ai eu envie de créer l’histoire dans leur milieu.
R.D.L. : Est-ce qu’il y a eu de l’inspiration de ta propre expérience ?
C.D. : Bien sûr! Tout le long ! J’ai été positivement traumatisée en 2001 au Sommet des Amériques. J’avais 18 ans, je n’étais aucunement politisée, pas comme les jeunes dont on vient de parler. Ma mère ne voulait pas que j’aille aux manifestations et c’est ma grande soeur qui m’a dit : « Ben là, vas-y ! C’est un événement historique. Faut que t’ailles voir ça ! » Ce n’est pas par la pensée, par un article ou par un prof que je me suis politisée, c’est en vivant l’expérience d’être dans une foule de gens qui font l’expérience de la puissance du groupe, en vrai. J’ai capoté quand on était dans la Basse-Ville et que les policiers n’osaient pas descendre. C’est là qu’on se rend compte de l’impact qu’a sur nous l’ordre organisé du monde politique et économique, comment il nous est imposé. C’est là qu’on se rend compte qu’on peut se le réapproprier avec la puissance du nombre. Faut le vivre pour le comprendre… Pour moi, ç’a été comme un électrochoc. Ça m’a motivée à vouloir comprendre pourquoi les gens sortaient dehors. J’ai fini par étudier en sciences politiques et avoir le parcours que j’ai.
R.D.L. : Gabrielle est-elle un peu comme un alter ego ?
C.D. : Les deux personnages sont des alter ego. Mais évidemment, j’invente beaucoup par-dessus. C’est un mélange entre mon expérience et d’autres personnes qui m’ont inspirée.
R.D.L. : As-tu trouvé difficile de camper l’histoire autour d’événements très polarisés, d’expliquer ce qui se passe dans une manifestation à des lecteurs potentiels qui n’ont pas nécessairement accès à ce milieu ? Avais-tu eu l’impression de devoir expliquer le militantisme à ces gens-là ?
C.D. : Oui et j’avais le goût de le faire, que ce soit vulgarisé et facile d’accès, que n’importe qui puisse embarquer sans se sentir niaiseux. Depuis que je fais de la politique, ça arrive que je dise à une personne qu’elle devrait faire de la politique, qu’elle a une pensée intéressante et que la personne réponde qu’elle ne peut pas parce qu’elle n’y connaît rien en politique. L’idée qu’il faut vraiment connaître ça avant de s’impliquer est vraiment bien ancrée. C’est pour ça que je tenais à ce qu’un des personnages ait l’impression de ne rien connaître. Pour éviter que le lecteur ait ce complexe-là aussi. Ma capacité à expliquer vient du théâtre. Je m’assurais que dans les scènes où je voulais expliquer quelque chose, il y ait toujours une vraie tension émotive. Par exemple, quand le père de Gabrielle lui explique que Kraft est une mégacompagnie qui tue l’économie locale, il y a en arrière-plan le fait que Gabrielle trouve son père désabusé, qu’elle veule commencer à faire ses expériences en dehors de ses parents pour exister pleinement.
R.D.L. : Il est souvent question de colère sous différentes formes dans le livre. En quoi la colère est-elle un moteur du militantisme, selon toi ?
C.D. : La colère s’exprime toute croche, autant dans des familles que dans des sociétés toutes croches. À la base, la réaction physique de colère est une réaction légitime à quelque chose. On se sent acculé au coin du mur et après la colère arrive. Je trouve qu’on vit beaucoup de colère collectivement, une colère qui ne trouve pas de moyen d’expression. Je trouve qu’il y a plein de formes d’oppression qui font qu’on ne peut pas être qui on veut être. Au lieu d’orienter cette colère contre sa vraie source et de changer les choses pour reprendre le contrôle de sa vie, on ne sait plus où l’envoyer. Certaines personnes comme certaines radios vont alors la détourner malhonnêtement… La colère n’est pas mauvaise en soi. La colère peut être une force si elle est bien orientée et partagée. C’est le début d’une révolution. On a besoin de révolution, de temps en temps.
R.D.L. : Même si l’action militante est au centre de l’histoire, les relations amoureuses ne sont jamais bien loin… Je n’ai malheureusement pas encore lu ton précédent essai, Les luttes fécondes, mais est-ce que des éléments des Luttes fécondes se sont infiltrés dans Ce qui se passe dehors ?
C.D. : Oui, principalement l’élément du désir. Pour moi, la raison pour laquelle on fait les choses, c’est parce qu’il y a un désir qui naît au fond de nous, pas juste parce que c’est la bonne chose à faire. Le désir est le moteur essentiel. Les gens peuvent bien se dire « il faudrait que je prenne plus soin de l’environnement » ou « il faudrait que je milite », mais ils ne le feront pas avant d’avoir ce « spring-là » du désir. C’est tout un savoir-faire que de savoir faire émerger ça dans un mouvement collectif. Dans les Luttes fécondes, je parle du désir en amour, mais aussi dans le collectif. À la télévision, on va voir juste des policiers qui arrêtent des manifestants, mais dans la rue, c’est une explosion de joie collective, une forme de douce légèreté. Ce désir pour le collectif est très plaisant. Tous ceux qui ont vécu 2012 en parle de cette émotion-là. Du plaisir des manifs, du plaisir de l’organisation, du plaisir d’être ensemble, de faire grossir un mouvement. J’ai voulu que ça transparaisse dans le roman. Évidemment, il y a aussi le désir qui naît entre les personnages principaux. C’est un roman pour ados, c’est l’âge de cette grosse nouveauté que sont les relations amoureuses. Je voulais que les deux désirs existent ensemble, que les personnages commencent à tomber vraiment en amour au moment où la manif bat son plein. Qu’ils sachent que peu importe ce qui arrive, ce sont eux les plus beaux parce qu’ils ont le désir de leur bord.
R.D.L. : À un certain moment, Gabrielle présente un discours enflammé. Est-ce que ce texte a été écrit expressément pour le livre ou t’es-tu inspirée de discours que tu as faits?
C.D. : C’est une adaptation d’un discours de 2012 que j’ai fait lors d’une grosse manifestation du 22 du mois à Québec. J’étais la représentante d’Option nationale. Comme je viens du milieu des arts, mon discours n’avait rien à voir avec celui des autres politiciens. Ç’a marqué. Comme je savais que le discours était bon, je l’ai repris et je l’ai « gossé » pour le livre.
R.D.L. : Tu prends certaines libertés avec les faits historiques (rappelons après tout qu’il s’agit d’une fiction). Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
C.D. : Je ne m’imaginais pas que c’était un roman historique. Dans ma tête, le roman ne se passe pas en 2012, mais en 2020, 2022… C’est un peu une pensée magique. C’est un demain avec des éléments du passé. Je trouve agréable aussi que certains événements se passent à Québec et non à Montréal.
R.D.L. : Tu te présentes aux prochaines élections pour Québec solidaire dans Taschereau. Comment conçois-tu la complémentarité entre l’action politique et l’action citoyenne ?
C.D. : Je vois ça comme essentiel pour faire de la politique intéressante. Sinon, ça ne sert à rien. C’est de la politique séparée de la vie. C’est un spectacle où tu ne sais même plus pourquoi et pour qui tu fais ça. L’un nourrit l’autre. L’artiste est nourri par l’action politique. Ça paraît dans ce livre-là, ça paraît dans Les luttes fécondes. Ça me donne énormément d’inspiration dans laquelle piger. L’expérience donne le goût de créer. Et je reste une artiste même en politique. C’est un problème de la classe politique qui, après quelques années, ne se rappelle plus ce qu’est une vie normale… J’aimerais que la ministre de la Santé soit une infirmière pratiquante. Que les gens qui prennent les décisions ne soient pas déconnectés.
R.D.L. : Qu’aimerais-tu que les gens retiennent après avoir lu ton livre ?
C.D. : J’aimerais qu’ils referment le livre en ayant envie de changer le monde. Et par changer le monde, je veux dire de créer du beau. On a l’impression d’être entouré de murs sur lesquels on ne peut que se péter le nez… Si je pouvais défaire un peu cette idée qu’il faut se contenter d’avoir du plaisir dans notre petit espace au lieu de défoncer les murs, si je pouvais influencer les jeunes (et adultes qui lisent aussi le livre) à y croire, je serais bien contente.