Bras dessus, bras dessous

texte Philippe Dubé

 

Le mercredi 11 janvier 2017 à 12 h 55, ICI Radio-Canada Bas-Saint-Laurent annonce sur les ondes radio, en sorte d’alerte, « des lacunes identifiées dans le clocher de l’église Saint-Patrice à Rivière-du-Loup ». Dans un temps record, tout le secteur entre les rues Lafontaine et du Domaine est fermé. L’émoi est général. Aussitôt, j’ai un flash qui éclabousse mon cerveau d’une terrifiante image, celle du grand clocher d’église, d’une hauteur de 67 mètres, s’effondrant dans un fracas ahurissant sur un quartier paisible à souhait. Ça donne des frissons dans le dos, non ? Surtout quand on y habite. Je me dis : encore un drame qui se trame au-dessus de nos têtes dures et folles.

 

Les grands noms de l’architecture religieuse, à commencer par Charles Baillairgé, élève impétueux de son cousin Thomas, grand savant et polygraphe, ainsi que David Ouellet, architecte-artisan traditionaliste et polyvalent, foutent le camp et tombent avec les restes. Le célèbre sculpteur statuaire Louis Jobin, créateur de 17 grandes statues intérieures (1894-1895) considérées comme des chefs-d’oeuvre de l’église paroissiale, et le peintre académique, perfectionniste et conservateur Charles Huot, auteur du grand tableau Résurrection (1901), marouflé et installé au-dessus du maîtreautel dessiné selon les plans de Napoléon Bourassa, et créateur du chemin de croix décliné en 14 stations et autant de tableaux, sont emportés dans la débâcle. Sans compter le précieux orgue (Opus 64/942), dont le buffet du premier orgue dessiné par Napoléon Bourassa et réalisé par Casavant Frères en 1895, qui fait un vacarme assourdissant dans sa chute, « sa crisse de chute ». Le style néo-gothique du bâtiment, donné par Napoléon Bourassa après l’incendie de la première église en 1883, nous ramène tout droit aux primes gothiques du Moyen-Âge d’où l’on tire la source formelle de son élégante silhouette. À ce jour, les constructions qui pointent vers le haut sont des symboles de rédemption qui font un lien entre le ciel et la terre. Elles se dressent et s’adressent à Dieu qui loge dans les cieux, en sorte d’antenne théosophique de ce temps-là. Que penser de nos dieux d’aujourd’hui ? On n’a qu’à regarder entre ciel et terre pour dénombrer qui, des financiers de ce monde, occupe l’espace interstitiel alors que le temps des cathédrales est bel et bien révolu. Tout à coup, ça se bouscule dans ma tête avec une image encore plus forte ; celle de la très sainte Église catholique qui s’écroule elle aussi. En effet, depuis plus de cinquante ans, aux prises d’un hoquet strangulant, la Bienfaitrice romaine s’échine à survivre en ce pays. Elle ne peut plus tenir le coup. Pauvre vieille, elle est chancelante avec un corps qui craque de partout. Dans sa chute, je l’entends déjà crier sa désespérance de mourir au grand jour, plombée par la honte ; celle d’une grande dame déchue à qui tout le monde a tourné le dos, anyway. Qu’adviendra-t-il quand elle ne sera plus là ?

Sans cosmos, c’est le chaos, disent certains. Et d’autres d’ajouter, quand le commun tombe, les guerres intestines commencent, et ça, ce n’est pas bon pour l’équilibre du biote social. Une langoureuse tristesse m’envahit et l’angoisse fait le reste. La tête me tourbillonne encore, comme un « oulaoupe » (hula hoop en anglais) qui se déglingue et, subrepticement, je pense à Charles T. Mathieu, mon ami d’enfance, décédé d’un cancer du pancréas, avec un p’tit mois de préavis, à Rivière-du-Loup à l’âge de 62 ans, le 2 décembre 2012. Le 2 du 12 en 2012, ça fait beaucoup de chiffre 2 pour un gars qui est parti seul comme un seul homme. C’est moi tout à coup qui me sens très seul, miné par cette triste nouvelle qui traîne depuis dans mon coeur fatigué par une peine qui n’en finit plus de me le crever. Charles, mon vieux copain, pourquoi es-tu parti si tôt ? Et moi qui suis resté coi, muet comme une tombe, devant ta mort si subite. Sous le choc d’apprendre ton accablant décès, je suis resté de glace, impassible devant ta mort qui me lancine encore depuis ce jour noir. Tu es tombé comme le clocher tombera un jour. Toi qui as passé ta vie à chercher un sens à tout ceci, à tout cela, mais, comme un prisonnier (tu te souviens de ton costume d’Halloween qui faisait fureur à l’époque), oui, comme un prisonnier incarcéré dans l’incapacité de trouver le sens du bon sens de la vie, et ce, dès tes premiers coups de batterie que tu laissais tomber avec autant de grâce que Charlie Watts des Rolling Stones au temps de nos « Moyads » dans le garage de la rue Dunlop. Au temps aussi de tes sculptures qui sont restées sur les battures de l’indifférence. Au temps encore de ta boutique Mon OEil où le bel objet cherchait en vain un salon pour flatter l’orgueil des proprios. Au temps, plus tard, de ton bénévolat à l’hôpital tandis que les souffrants savaient trouver du réconfort auprès de ton coeur débordant. Tu auras cherché dans les formes de la musique d’abord, puis dans la musique des formes ensuite, une sorte d’au-delà qui ne s’est jamais vraiment présenté à toi. Tu es peut-être mort à force de l’attendre, comme moi j’attends encore le moment de pouvoir te regarder en train de mourir et te dire en toute simplicité « adieu, Charles, mon ami, je t’ai tant aimé », comme un véritable frère, à vrai dire, même si nos mères ne se parlaient pas beaucoup alors que nos maisons étaient voisines, côte à côte. Nous nous souhaitions même la bonne nuit à travers la fenêtre de chacune de nos chambres qui se faisaient face. Nous étions en quelque sorte de la même famille, celle des meurtris de la vie, cherchant vainement ce dont ils sont privés dès leur naissance.

Un mauvais sort s’est abattu sur nous au temps des ribambelles alors que nous jouions sans cesse avec le destin en le mettant au défi de ses propres malédictions. Comme des fatums, nous les détroussions, tu te souviens ? De nos batailles à l’épée de bois jusqu’aux courses sur nos CCM, toi le rouge, moi le bleu turquoise, nous nous foutions carrément du monde des Grands qui nous criaient après. « Hey, faites attention, les jeunes, on n’est pas dans une cour d’école icitte. » L’école ne t’a d’ailleurs jamais donné beaucoup de chance à toi. De nos jours, sur un ton « clinico médical », on t’aurait diagnostiqué un TDAH et la commission scolaire t’aurait pris en charge en te fournissant l’aide nécessaire pour mieux te débrouiller dans ce bas monde qui, de toute manière, n’était pas fait pour toi. Tu le ressentais jusque dans ta peau de grand rouquin qui ne tolérait pas un seul rayon de soleil, risquant chaque fois de te
faire cuire comme un homard jeté violemment dans l’eau bouillante. Tu étais si sensible et les filles le savaient, au point de faire de toi un tombeur, non pas d’églises, mais de femmes qui t’ont toujours amoureusement aimé. Elles aiment la détresse, peut-être. Du moins, celles qui te couraient après en avaient une réelle envie.

L’autre jour, j’ai eu une hallucination grave. Tu étais incarné dans le corps et dans la vie tout entière du sculpteur Gilles Girard dont les oeuvres sont présentes au Bas-Saint-Laurent ; du fait, peut-être qu’il a enseigné les arts au Cégep de Matane. Il est Priçois d’origine, du comté de La Mitis. Plus d’une trentaine d’oeuvres d’art public sont de lui. De toi, devrais-je dire, car tu vivais en lui et à travers lui. En fait, je suis persuadé que c’est toi le véritable inspirateur de l’oeuvre intitulée La tour au palais de justice de Rivière-du-Loup. Cette structure composite de bois nobles (noyer, acajou, érable et pin), haute de 7 mètres, forme le squelette d’une belle flèche de clocher qui penche comme si elle allait s’affaisser. C’est en quelque sorte une oeuvre prémonitoire (1992), sise à peine à cent mètres de l’église Saint-Patrice, alors que la rivière du Loup danse à travers ses quelques cônes à cloches jusqu’à dégueuler son tropplein dans le Saint-Laurent. Non, Charles, tu n’es pas un imposteur, parce que tu aurais pu, de fait, être ce sculpteur qui a tout simplement eu plus de chance que toi, celle de naître à Price deux ans après toi. Oui, il a eu cette chance de devenir un artiste ordinaire qui sait bien faire son travail en l’intégrant dans l’espace public de sa société. Pas juste en le rêvant, mais en le faisant de ses mains habiles avec la complicité de son milieu. Tu répétais souvent que tu aurais aimé être un volcan. Une autre sorte de cône qui crache du feu orange du tréfonds des entrailles de la Terre. Exultant en dehors son dedans. C’était ça pour toi un véritable artiste. Être l’écho des secousses du Monde. Et tu y étais presque. Souviens-toi quand nous allions au parc des Chutes pour entendre ce que nous appelions « le fracas du monde » et que nous croyions reconnaître dans le vacarme assourdissant des eaux, le cri des morts qui hurlaient de rage de nous voir si en vie. Quelle audace nous avions de les barber en les narguant, en les insultant de tous les noms. Nous regardions de face ce monstre aquatique qui déferle, du haut de ses 33 mètres, avec une puissance incroyable (pouvoir électrique de 2000 kilovoltampères [kVA] à son maximum), pour aller se jeter in fine dans le fleuve dit tranquille. Nous savions, nous, qu’il ne l’était pas. Et dire que le clocher de l’église Saint-Patrice est toujours debout, et qu’il n’a pas encore flanché, c’est-à-dire tombé sur son flanc. J’ai eu très peur cette journée-là de janvier 2017. Mais, mon ami Charles, mort le 2 décembre 2012, est venu me prendre la main pour la passer autour de son cou, et, bras dessus, bras dessous, on s’en est allé rue du Domaine, non loin du Manoir Fraser, à quelques pas de notre mini Maison-Blanche louperivoise, made in USA, rue Iberville, faire un tour au cimetière de l’église anglicane Saint-Bartholomew, construite tout de bois en 1841 et qui tient encore debout. L à-bas, dans ce jardin des morts, certaines pierres tombales sont couchées par terre et donnent ainsi l’impression de grandes nappes de pique-nique en granit où il serait bon de boire et de manger sous un brillant clair de lune, de préférence de couleur rousse. Bienvenue au Banquet des morts-vivants, nous lancent les Muses malécites du lieu. Sous les mélèzes laricins (ou tamaracs) et les pins rouges (Pinus resinosa), une danse macabre se fera vibrante plus tard dans la nuit. Charles, mon ami Charles, ne me quitte pas.

 

JE N’AI SU QU’HÉSITER…

Je n’ai su qu’hésiter ; il fallait accourir ;
Il fallait appeler ; je n’ai su que me taire.
J’ai suivi trop longtemps mon chemin solitaire ;
Je n’avais pas prévu que vous alliez mourir.
Je n’avais pas prévu que je verrais tarir
La source où l’on se lave et l’on se désaltère ;
Je n’avais pas compris qu’il existe sur terre
Des fruits amers et doux que la mort doit mûrir.
L’amour n’est plus qu’un nom ; l’être n’est plus qu’un nombre ;
Sur la route au soleil j’avais cherché votre ombre ;
Je heurte mes regrets aux angles d’un tombeau.
La mort moins hésitante a mieux su vous atteindre.
Si vous pensez à nous votre coeur doit nous plaindre.
Et l’on se croit aveugle à la mort d’un flambeau.

Marguerite Yourcenar

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